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© Emmanuelle Halgand
Dans un contexte de baisse des ventes de livres, les cessions de droits et traductions ont augmenté de 2 % en 2018 et pèsent environ 20 % de l’édition française (1). Peut-on dire pour autant que les éditeurs se tournent davantage vers l’étranger ?
En Normandie, bon vivier de traducteurs et place forte de la littérature nordique, nombreux sont ceux qui s’ouvrent au monde. Avant tout par passion et par goût de la rencontre.
Laurent Cauville, avec Nathalie Delanoue et Christelle Tophin / aprim

Et que le vaste monde poursuive sa course folle... dans les librairies. Il semblerait que les éditeurs se soient remis à traduire : 13 932 titres d’auteurs étrangers en 2018, +12,8 % par rapport à 2017. Choix purement dicté par le marché ? Emmanuelle Viala-Moysan (éditions Le Soupirail, au Mesnil-Mauger) objecte : « Il n’y a pas d’attrait économique à se tourner vers la littérature étrangère, notamment à cause des coûts liés : achats de droits, traduction, temps administratif, commercial et éditorial induit... Faire venir en France un auteur étranger, c’est un budget. Et sans promo, pas de vente, surtout quand on a une certaine exigence éditoriale. »

(1) Source : Le secteur du livre : chiffres-clés 2017-2018.

Pour la « biblio-diversité »

Auður Ava Ólafsdóttir,
Auður Ava Ólafsdóttir, prix Médicis Étranger 2019. Une découverte de Zulma traduite par le Caennais Éric Boury. © Zulma

C’est d’abord la passion des textes qui guide l’envie de porter un auteur, un livre, une sonorité. « Nous ne surfons pas sur des attentes, et quand je décide de traduire du persan ou du tamoul, a priori ce n’est pas parce que je sens une demande, affirme Laure Leroy, directrice des éditions Zulma, dont le siège social est à Veules-les-Roses (76). Publier des textes étrangers, c’est d’abord vouloir faire découvrir la biblio-diversité, tous ces pans de la littérature qu’on ignore. » Zulma aime défricher : « Par exemple, en publiant Rosa Candida de Auður Ava Ólafsdóttir en 2006, nous avons grandement contribué à l’essor des textes islandais auprès du public. » Avec Miss Islande, de la même auteure, traduit par le Caennais Éric Boury, Zulma vient de décrocher le Médicis Étranger.

Emmener le public vers d’autres univers certes, mais aussi se faire plaisir. « Pas de règle en matière de choix, nous fonctionnons au coup de foudre », livre Nicolas Pien, des éditions Passage(s), dont le domaine étranger occupe près de 40 % du catalogue. « Nous découvrons les auteurs étrangers lors de salons comme celui de Paris, sur des stands liés à des pays particuliers. »

Porter une parole

Sans parler de militantisme, se tourner vers l’étranger peut avoir aussi valeur d’engagement, comme pour les éditions Dodo Vole, où la volonté de porter la parole d’auteurs malgaches et de l’océan Indien est clairement affirmée. « Le marché n’a rien à voir dans le choix de notre ligne éditoriale. C’est la vie qui nous a amenés à cette région du monde, se rappelle Sophie Bazin, co-fondatrice de la maison en 2006 à la Réunion. Au départ, l’envie de valoriser des œuvres de peinture à travers des livres pour enfants, puis, à Madagascar, le besoin de diffuser en langue malgache et en français. »

Depuis 2011, 30 titres pour enfants ont ainsi garni la collection Dodobonimenteur de Dodo Vole, « grâce à l’appui de partenaires comme la Région, dans le cadre de la coopération décentralisée ». De retour à Caen, Sophie Bazin persiste dans le même sillon. La maison porte deux projets pour 2020 : une traduction française d’un texte d’Emilson D. Andriamalala, « monument de la littérature malgache » et un recueil de Soamiely Andriamananjara.

L’étranger pour Dodo Vole, c’est aussi l’expérience de la rencontre. Preuve avec sa belle revue Lettres de Lémurie, où se font écho des textes de l’océan Indien en français, créole, malgache... Le numéro un s’est écoulé à 700 exemplaires (1000 imprimés) et le trois sortira en mai. « Chaque auteur s’implique dans ce projet, c’est une belle aventure humaine. »  Seule en France à publier des textes malgaches, Dodo Vole s’appuie sur un réseau de libraires fidélisés au fil du temps et internalise ses traductions, assurées par l’auteur malgache Johary Ravaloson, co-fondateur de la maison.

Lettres de Lémurie
Lettres de Lémurie, belle revue lancée par Dodo Vole où voisinent différents auteurs de l’océan Indien. © Dodo vole

Vendre à l’étranger

Estimées autour de 5 % du chiffre d’affaires des éditeurs, les cessions de droits à l’étranger sont aussi « une source de revenus complémentaires non négligeable », confirme le Syndicat national de l’édition. Toutes activités confondues (poche, traductions, club du livre, adaptations), elles pesaient 145,4 M€ en 2018 (environ 8 000 titres). Les titres jeunesse ont le leadership (29 % du total des cessions), juste devant la BD (28,8 %) et la fiction (14,7 %).

Premier partenaire de la France pour cette activité, la Chine, avec 16 % des cessions françaises (plus de 2 000 titres en 2018). La dernière Foire du livre de jeunesse de Shanghai l’a confirmé : le stand français du Bief (Bureau international de l’édition française) n’a pas désempli.

Agent spécial

« L’Asie est un marché hyperactif, confirme Pierre Lenganey, repreneur à Alençon des éditions Møtus, spécialisées jeunesse. La production française y est recherchée. Dans des foires internationales du livre comme Bologne ou Francfort, les éditeurs asiatiques viennent faire leur marché. » Møtus veut profiter de la vague : « Les opportunités sont là, mais il faut se professionnaliser. Nous travaillons donc depuis cette année avec un agent spécialisé et des objectifs à court terme : 5 titres minimum vendus par an à l’étranger. »

Pour y parvenir, l’éditeur va étoffer son catalogue, pour passer de 5 titres publiés en 2019 à une vingtaine en 2022. « L’Asie est attractive, mais nous ne regardons pas seulement vers ce continent. Il faut savoir vendre ses auteurs, quel que soit le pays. Les revenus de la cession de droits peuvent aider à maintenir ou développer son activité. »

Avec son agent, Daniela Bonerba, Pierre Lenganey a ainsi vendu cette année les droits en Corée du Sud pour Les Livres, de Christos et Lilli Chemin ; et au Portugal pour La Piquante douceur de la joue de papa, d’Alice Brière-Haquet et Sylvie Serprix.

Pierre Lenganey
Pierre Lenganey, des éditions Møtus à Alençon, se tourne vers l’Asie. © aprim

 

« Les aides sont essentielles »

© N. Pien

« Le domaine étranger représente un bon tiers de nos publications. Nos choix sont guidés par nos goûts, et nous essayons d’aller là où les autres vont peu, avec des achats de droits abordables : plutôt des fictions courtes, des nouvelles… Nos découvertes étrangères se font notamment au Salon du livre de Paris où des pays comme l’Estonie et la Pologne proposent des auteurs que nous avons envie de présenter au public français. Les traducteurs nous conseillent aussi des œuvres, ou tout simplement nos réseaux d’amis, partout dans le monde. Pour se lancer, les aides sont essentielles : 60 à 70 % d’aide, c’est bien ; l’idéal étant une prise en charge à 90 % par le pays d’origine de l’œuvre, comme en Estonie et en Islande, qui ont la volonté de promouvoir leur littérature. »

Nicolas Pien - éditions Passage(s)/Caen

Une aide à la prospection

Normandie Livre & Lecture accompagne les éditeurs normands sur ces marchés extérieurs, via une aide à la prospection et à la mise en relation avec les éditeurs internationaux, comme lors de la Foire du livre de Francfort, rendez-vous international majeur pour les professionnels. En 2019, quatre éditeurs normands y ont été accompagnés : Le Soupirail, Rabsel, La Marmite à mots, MJW Fédition.

Le traducteur, un auteur précaire

© Asawin Klabma-iStock

De l’avis de tous, le personnage-clé pour l’éditeur, celui qui ouvre les portes, reste le traducteur. « Il nous propose des œuvres en s’adaptant à notre ligne éditoriale, résume Nicolas Pien. C’est un dénicheur de talents doublé d’un véritable auteur, qui doit s’approprier l’œuvre sans trahir l’original ».

Les éditeurs louent son rôle de pierre angulaire. « Une ressource essentielle en qui j’ai une confiance totale », dit Emmanuelle Viala- Moysan, qui elle aussi voit en lui « un auteur dans sa capacité à restituer la pulsation d’origine. » « Un complice évoque Laure Leroy : beaucoup de textes nous arrivent grâce à lui, au fil d’une relation longue, par affinités. »

Une journée spéciale à Caen

Normandie Livre & Lecture, l’ATLF (Association des traducteurs littéraires de France) et l’IMEC (Institut Mémoires de l’édition contemporaine) organisent le 6 février 2020 à l’IMEC une journée sur le métier de traducteur.

Parmi les sujets abordés : statut, conditions de travail, formation, à qui s’adresse la traduction, comment trouver le rythme d’un texte...

En savoir plus sur cette journée

Des intérêts à défendre

Cette reconnaissance de la profession ne doit pourtant pas masquer les difficultés du métier. « Le monde de la traduction est marqué par l’arrivée de jeunes universitaires, ce qui a pour effet mécanique de faire baisser les tarifs », commente Christian Cler, vice-président de l’Association des traducteurs littéraires de France (ATLF, 1 100 adhérents parmi les 5 à 6 000 traducteurs estimés en France).

L’association se démène, entre autres pour établir avec les éditeurs un modus vivendi qui préserve les intérêts des traducteurs : « nous défendons l’idée d’une vraie filière de formation sur ce métier, et nous sommes porteurs depuis des années d’un code des usages signé avec le Syndicat national de l’édition, dans le but d’améliorer la situation matérielle, morale et juridique des traducteurs. »

Rémunération en baisse

La question de la rémunération des traducteurs est centrale. Depuis le passage à l’euro, la précarisation de la profession se confirme. « La rémunération au feuillet est déjà problématique. Historiquement, elle se cale sur un tarif pour un feuillet de 25 lignes de 60 signes (actuellement autour de 21 €), ce qui normalement représente entre 1 200 et 1 400 signes espaces comprises, détaille Christian Cler. Mais avec l’usage de logiciels comme Word, beaucoup d’éditeurs rémunèrent à ce tarif... pour 1 500 signes, soit une perte de 15 à 30 %.»

Plus impactant encore, ce tarif n’a pas évolué depuis le début des années 2000. « En prenant en compte l’inflation depuis le passage à l’euro, on estime à 40 % la baisse du niveau de rémunération des traducteurs en France. » La question des droits d’auteur est également centrale dans cette croisade pour la profession, « notamment les droits proportionnels aux ventes, dont le très faible niveau serait à réévaluer ». Ce serait là un signe de reconnaissance du travail d’auteur qu’on peut attribuer au traducteur.

Un choix plus large pour la formation

« L’édition française traduit de plus en plus et le paysage des formations s’étoffe », souligne Christian Cler, à l’ATLF, dont le site Web présente un grand nombre de diplômes et structures. D’abord dans les universités, avec des master 1 et 2 de plus en plus nombreux (Strasbourg, Angers, Lyon, Paris, Aix-en-Provence, Lausanne…), mais aussi avec des formations post-universitaires et de la formation continue (AFDAS, École de traduction littéraire).

Liste détaillée sur atlf.org / rubrique "Profession traducteur"

« Certains textes vous résistent »

Jean-Christophe Salaün
Jean-Christophe Salaün © Éditions Passage(s)

Plongé dans le grand bain en 2012, avec La Femme à 1000° d’Hallgrímur Helgason (Presses de la Cité), Jean-Christophe Salaün, 33 ans est avec Éric Boury l’autre traducteur de l’islandais qui compte en France.

Parmi la trentaine de traducteurs (dont 11 pour l’anglais) répertoriés à ce jour en Normandie, se détache un joli réservoir de huit spécialistes nordiques (1). L’expertise de l’université de Caen en la matière et le festival des Boréales y sont pour quelque chose.

Depuis peu dans le métier, le Caennais Jean-Christophe Salaün a déjà apposé son nom sur 17 romans islandais. « J’ai flashé sur cette langue à 16 ans, en écoutant un groupe de rock. À Reykjavik, j’ai passé un master en traductologie, puis tout s’est enchaîné. La femme à 1000°, ma première traduction (2), a été une belle entrée en matière, j’ai adoré ce travail. »

Depuis, les périodes de solitude, essentielles pour plonger dans le texte, lui sont devenues habituelles. « Certains textes vous résistent, nécessitent de savoir lire entre les lignes. Le plus important, c’est d’aimer le texte. D’où l’importance de la première lecture, qui sert à se faire une opinion et aussi à renseigner l’éditeur. Ce rôle de guide est très valorisant, tout comme le rapport avec l’auteur, fait de confiance. J’aime connaître l’auteur, par contre je prends toujours mes distances avec lui pendant la période de traduction. »

 

(1) Islandais : Éric Boury et Jean-Christophe Salaün ; norvégien : Éric Eydoux, Alex Fouillet ; danois : Jean Renaud, Alex Fouillet ; suédois : Agnéta Ségol et Annelie Jarl-Ireman.

(2) Prix Pierre-François-Caillé du Syndicat national des traducteurs professionnels, en 2014 pour La Femme à 1000°.

« Des auteurs russes régulièrement retraduits »

« La littérature russe, à travers les périodes assez différentes qu’elle offre depuis le XIXe siècle, me semble plutôt bien représentée en France : classique (Gogol, Dostoïevski, Tourgueniev, etc.), « âge d’argent » (début XXe), littérature soviétique des années 1920, période de l’émigration, puis du dégel à partir des années 1950... Tout cela constitue un ensemble riche d’auteurs régulièrement retraduits. Depuis décembre 2017, sur les 137 traductions du russe réalisées en France, on compte 42 classiques et 32 recueils de poésie.

Mon rôle de traducteur commence souvent par une proposition à l’éditeur. Ainsi, sur les 15 traductions que j’ai réalisées depuis 1976, seulement trois m’ont été commandées par un éditeur, les autres c’est moi qui les ai proposées, en fonction de mes goûts personnels et tout en tenant compte du profil de l’éditeur et de sa ligne éditoriale. »

Michel Niqueux - traducteur du russe (Bayeux)

L’effet Bologne

Avec « Voyage professionnel à la Foire de Bologne », Normandie Livre & Lecture et la Charte des auteurs et des illustrateurs emmènent 12 jeunes auteurs-illustrateurs, dont un Normand, au premier salon professionnel de l’édition jeunesse, pour mieux se projeter à l’international. Auteurs et illustrateurs sélectionnés y rencontrent des éditeurs et directeurs artistiques internationaux.

Au printemps dernier, l’illustratrice Emmanuelle Halgand était du voyage. « Ce dispositif est une ouverture incroyable en termes de réseau et un sacré coup de pub. Mon objectif était de rencontrer des éditeurs pour des parutions originales ou des traductions. J’ai été super bien accompagnée sur place et j’ai pu présenter mon travail. Résultat : j’ai signé avec un agent qui va me représenter en Chine, où je vais toucher un autre public, avec des œuvres différentes. J’ai rencontré Flammarion, avec qui je signe 4 albums en 2020 avec l’auteure Jo Witek. J’ai eu aussi des contacts avec la Belgique. »

Repères

  • L’anglais Langue la plus traduite vers le français (64 % des titres), devant le japonais (12 %) et l’allemand (6 %).
  • 13 932 Le nombre de titres étrangers publiés en France en 2018. La part des traductions atteint 20 % aujourd’hui, contre 14 % en 2007.
  • 72 % C’est le poids des secteurs jeunesse + bande dessinée + fiction parmi les titres de l’édition française cédés à l’étranger.
  • + 1,6 % La hausse ,des cessions de droits à l’étranger entre 2017 et 2018.
[Dossier] Domaines étrangers