Les manifestations littéraires prennent du poids dans le paysage culturel. Points de rencontre vibrants entre les auteurs, les libraires, les éditeurs et le public, elles étoffent leur programmation et repoussent leurs limites anciennes.
Elles sont aussi des locomotives, qui inspirent des actions tout au long de l’année et soutiennent les auteurs en les impliquant davantage.

Laurent Cauville / aprim

Elles ont leurs propres prix littéraires, organisent des résidences d’auteurs, se transforment parfois en librairie géante dans une ambiance de dédicaces ou proposent de refaire le monde au fil de tables rondes. Elles sont « salon » ou « festival » du livre, durent une journée ou plusieurs semaines... Les manifestations littéraires ont aujourd’hui de multiples visages et leur nombre a gonflé ces vingt dernières années. « On en dénombre près de 80 en Normandie pour 2022, majoritairement portées par des associations. Mais les collectivités ne sont pas en reste pour en faire un temps fort de leur programmation culturelle », situe Sophie Fauché, chargée de projets Librairies et Manifestations littéraires à Normandie Livre & Lecture (N2L).

Des communes de toutes tailles se prennent au jeu. « Ici, c’est devenu un événement marquant de l’année », glisse Élisabeth Belna, présidente de Lire à Pont-L’Évêque. Dans cette ville de moins de 5 000 habitants, ce salon associatif en est à sa sixième édition et a trouvé sa place dans la vie de la cité. Les commerçants et entreprises la soutiennent massivement. Et au-delà de la cinquantaine d’écrivains présents le jour des dédicaces, la manifestation s’est étoffée. « Chaque samedi de septembre, nous programmons des rencontres avec des auteurs et d’autres rendez-vous au long de l’année. »

Une dynamique de diffusion de la lecture

À Darnétal, près de Rouen, NormandieBulle a vu aussi son rayonnement s’étendre depuis sa création en 1996. Ce festival BD a reçu une soixantaine d’auteurs en 2021, dont une moitié de Normands, et attire 4 000 à 5 000 visiteurs sur un week-end. Mais la commune ne souhaite pas se faire dépasser. Elle préfère miser sur les effets vertueux de son événement pour promouvoir la lecture tout au long de l’année, plutôt que chercher à gonfler encore la jauge de l’événement. « Dans le sillage de NormandieBulle, nous développons une dynamique de sensibilisation, notamment à destination des plus jeunes », explique Marianne Auffret, directrice du service culturel à la mairie de Darnétal.

NormandieBulle met en place des actions vers les scolaires, le milieu pénitentiaire (avec le prix Hors les murs) ou encore hospitalier. En s’appuyant sur un réseau tissé patiemment, et grâce au Contrat Territoire-Lecture (convention avec la DRAC depuis 2017), la Ville développe les partenariats avec les auteurs, organise des interventions et des ateliers, ou encore sensibilise les professionnels de la petite enfance à la lecture à voix haute ou à l’utilisation de tapis narratifs… « La BD ou les récits illustrés sont une passerelle idéale pour emmener les plus jeunes vers la lecture. »

« Interroger le monde »

À l'image d'Époque, à Caen, les salons du livre élargissent leurs publics et leurs contenus. © Ville de Caen

À Caen, le festival Époque veut également dépasser la condition de « simple » salon de libraires et d’éditeurs (toujours présente) pour apporter à l’événement une autre valeur ajoutée, mais aussi promouvoir le livre tout au long de l’année. « À travers des rencontres organisées à l’hôtel de ville, Époque est devenu un espace citoyen de débats et de points de vue, où se croisent des regards de romanciers, sociologues ou philosophes. C’est ce que nous voulions : un rendez-vous qui interroge le monde dans lequel nous vivons », illustre Emmanuelle Dormoy, adjointe à la culture à la Ville de Caen. « Le festival a aussi des répercussions tout au long de l’année, par exemple en littérature jeunesse, grâce à des interventions en milieu scolaire. Il a permis de conforter les résidences d’écrivains, par exemple avec l’IMEC. Et nous allons renforcer la démarche en 2022, en supprimant le prix Époque au profit d’une présence accrue des auteurs auprès des publics, pour sensibiliser à l’écriture et à la lecture. »

Expérience incarnée

On le voit, les manifestations littéraires ne se résument plus à ces séances de dédicaces géantes où la rencontre avec l’écrivain a lieu de part et d’autre d’une pile de livres. Le genre se réinvente, soucieux à la fois de soutenir les professionnels de la filière et les auteurs, et de capter un public plus large, en développant l’interactivité ou le spectacle vivant.

Aujourd’hui, les rencontres-débats, ateliers, expositions, jusqu’aux animations ludiques et familiales, fleurissent sur les affiches. « Notre public est friand de toutes ces animations et des spectacles dessinés que nous organisons sous la yourte », illustre Marianne Auffret, à Darnétal.

À Pont-L’Évêque, un auteur vient s’immerger un ou deux jours dans un petit village des environs, à la rencontre du maire et de ses concitoyens, pour en ciseler un texte lu à voix haute par un comédien le jour du salon. « Une manière concrète de créer de la proximité entre habitants et artiste », ajoute Élisabeth Belna, présidente de Lire à Pont-L’Évêque.

À Fleury-sur-Orne, la prochaine édition du festival de polar Bloody Fleury va monter trois scènes, et veut faire frissonner avec ses « Café Crime », soirées spectacles interactives, dont l’une, sur Jack l’Éventreur, sera interdite aux moins de 16 ans.

Beaucoup d’événements littéraires cherchent à offrir ces nouveaux points de rencontre, une expérience incarnée, sensible, vivante, divertissante, qui réduise la distance avec le livre et son auteur. « Le lien direct est essentiel, il permet de désacraliser..., insiste Emmanuelle Dormoy, à Caen. Lors de nos rencontres, le public écoute les auteurs débattre, mais il peut aussi s’exprimer, questionner, ce qui provoque des moments précieux. Sans oublier d’autres formes, comme les lectures théâtralisées. »

En ces temps de distanciation, l’expérience d’un festival « covid-compatible » en version numérique – comme ce fut le cas en 2021 pour Époque – apparaît contre nature à l’élue caennaise, aujourd’hui réticente à renouveler l’expérience. Si le digital peut sauver la rencontre, il ne garantit pas l’émotion. Or c’est aussi ce que cherchent les organisateurs. Offrir des rendez-vous qui nourrissent en chacun de nous le désir de lire.

>>> DEMANDEZ le programme
Toutes les manifestations littéraires 2022
en Normandie sont à retrouver sur www.normandielivre.fr

Repères

74 manifestations littéraires programmées en Normandie pour 2022 :

  • 23 dans le Calvados,
  • 22 en Seine-Maritime,
  • 11 dans la Manche,
  • 8 dans l’Orne.

Chiffre novembre 2021/ Source Normandie Livre & Lecture

Les auteurs acteurs

L’autrice Maud Tabachnik, à Verneuil-sur-Avre, en octobre dernier. © Lire à Verneuil

De plus en plus médiatisés, les auteurs attirent. Déjà iconiques ou encore confidentiels, on attend d’eux plus qu’une séance mécanique de dédicaces. On les croise aussi dans les écoles, ils parlent lors de débats calqués sur les talk-shows télévisuels, s’installent en résidence et aiment tisser une relation suivie avec un territoire. « Le contact avec les auteurs, c’est même l’essence de notre événement », souligne Nadine Jardin, qui préside l’association organisatrice du Salon du livre jeunesse d’Essay, dans l’Orne. Avant le salon du vendredi soir et samedi avec le public, les auteurs invités sillonnent la région pendant deux jours, à la rencontre de plus de 1 000 scolaires, de la maternelle au lycée. « Au total, 7 auteurs pour 49 rencontres viendront en mars prochain. C’est un moment fort dans les écoles, le point d’orgue d’un travail pédagogique commencé plusieurs mois plus tôt. » Le salon va garder ce cap.

À Fleury-sur-Orne, le festival du polar Bloody Fleury (25-27 février 2022, lire en page 5) mise également sur leur présence, avec cette année le choix assumé des têtes d’affiche. « Vingt auteurs attendus, dont Michel Bussi, Hannelore Cayre et Caryl Férey, détaillent Jérôme Félix et Anne Marie-Vallée, à l’organisation. La liste est moindre que les années précédentes, mais de tels noms vont faire rayonner plus loin le festival. » Bloody Fleury, en maintenant également la gratuité, espère doubler son affluence en 2022 (1 300 visiteurs en 2019).

La rémunération, une évidence

Pour le festival Époque de Caen, accueillir des auteurs revient aussi à « les accompagner en les valorisant et les soutenir en les rémunérant », insiste Emmanuelle Dormoy, élue à la Culture de la ville. Ici comme ailleurs, le temps des dédicaces non rétribuées, au motif de la vitrine promotionnelle, est révolu. « C’est un budget, mais c’est essentiel », rappelle Nadine Jardin, à Essay, qui consacre environ 13 000 € à l’accueil et à la rémunération des intervenants. D’où un montage financier original, dans lequel les subventions sont complétées par une participation non négligeable des établissements scolaires (4 € par élève impliqué).

À l’heure où le revenu des auteurs est fragilisé, la prise de conscience sur la nécessaire rémunération est enclenchée. Des structures représentatives comme le Centre national du livre accordent aujourd’hui leur soutien à des manifestations à la condition de rémunérer. En 2019, la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse, avec la SGDL, a annoncé une revalorisation de 3,45 % des tarifs d’intervention (source ActuaLitté). Et les tarifs préconisés par le Centre national du livre, la SOFIA (Société française des intérêts des auteurs) et la SCAM (Société civile des auteurs multimédia) s’accordent avec ceux de la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse : 226,82 € net minimum, pour une demi-journée de 2 interventions ; 375,98 € net minimum, pour une journée de 3 interventions (source SGDL).

Une manière de reconnaître qu’au-delà du temps de pure création, le travail d’un artiste s’étend au partage de l’œuvre avec le public.

« Les bénévoles sont des ambassadeurs »

Jérôme Rémy © Franck Castel

Ainsi Les Boréales, dont le succès repose en partie sur un noyau d’une vingtaine de fidèles très impliqués. « Dès le début de l’aventure, nous voulions qu’ils aient des responsabilités, en faire des ambassadeurs auprès des auteurs », se souvient Jérôme Rémy, directeur artistique des Boréales. « Nous avons par exemple cherché à recruter des bénévoles déjà impliqués dans d’autres manifestations littéraires, sachant comment s’organise ou fonctionne un tel événement et capables de s’exprimer en anglais, car nous voulions les placer au plus près des auteurs. »

Au fil des années s’est constituée une équipe de grands lecteurs de littérature nordique, très impliqués dans la tournée des auteurs en région.
Ils les accueillent, les guident sur la route de leur tournée, de bibliothèque en librairie ou centre de détention. Ils leur font découvrir et aimer la région. « Ce qui est très beau, ce sont les liens qui en découlent. Certains font le voyage inverse, à l’invitation de leurs amis auteurs… »

Ils sont également associés aux préparatifs et à la programmation très en amont. « Dix mois avant le festival, nous échangeons déjà avec eux, ils reçoivent les livres et les textes très tôt et nous tenons compte de leurs affinités… Ils choisissent là où ils veulent aller et avec qui. »

 

>>> Retrouvez l’intégralité de l’interview de Jérôme Rémy, sur la singularité des Boréales

« La Covid ne nous a pas endormis »

Gaëla Michel, Présidente du Festival du livre de jeunesse et de bande dessinée de Cherbourg © DR

« Pour beaucoup d’événements comme le nôtre, la crise sanitaire n’a pas été un coup d’arrêt. Pas besoin de relancer la machine auprès des bénévoles, la Covid ne nous a pas endormis.

Nous sommes une équipe restreinte, d’une douzaine de personnes, et le contexte nous a donné du travail. Si notre édition 2020 a été annulée, nous nous sommes tout de suite projetés sur 2021. La préparation a été assez chronophage, compte tenu de toutes les incertitudes. D’ailleurs, l’an passé, nous avons pu maintenir nos 50 rencontres avec des enfants et adolescents (de la crèche au lycée) et une quinzaine d’auteurs, mais nous avons dû renoncer à accueillir le public sous chapiteau. Enfin, nous avons le souci de nous réinventer, ce qui occupe l’esprit, et ce sera encore le cas en mai 2022, avec un festival organisé pour la première fois dans l’espace René-Le Bas (ancien hôpital militaire). Un site exceptionnel où auront lieu à la fois les spectacles, les expos, les ateliers, le salon et même l’hébergement des auteurs… Bref, l’équipe ne s’est pas refroidie, elle est prête pour la dernière ligne droite ! »

Le poids du thème

© DR

Les manifestations littéraires normandes sont surtout généralistes (45 sur 74 programmées en 2022), loin devant les rendez-vous spécialisés BD (9), jeunesse (7), polar (6), bibliophilie (4), écriture et lecture (2) et poésie (1). Pour elles, le choix d’une thématique peut s’avérer payant.

« Un thème fait gagner en visibilité, retient Martine Anfray, présidente de l’association organisatrice du salon Lire à Verneuil, adepte du thème ces dernières années. Le nôtre se décide neuf mois avant le salon, et tout se met alors en place autour de lui : les invités, les choix de livres, la recherche de partenaires culturels pour élargir la programmation à des animations, etc. »

Créé en 2010 sous l’impulsion de la journaliste et biographe Geneviève Moll, décédée depuis, Lire à Verneuil a vu son audience exploser depuis 2019. « Notre thème reste assez large pour ne pas nous enfermer et rendre compliquée la programmation des animations parallèles à la MJC et dans les médiathèques. » Après la musique en 2018 et l’espace en 2019, la thématique polar en 2021 avait l’autrice Maud Tabachnik pour tête d’affiche. « Le succès a été énorme. »

« Dérive heureuse »

Mais le caractère d’un événement n’est-il pas ailleurs ? Dans une sorte de génétique impalpable, forgée au fil des années, alchimie entre une démarche et un territoire. On y pense à la lumière de ce qu’est devenu le festival Les Boréales, « à l’origine petit salon de littérature nordique créé à Caen, mais dont la personnalité doit beaucoup à la tournée d’auteurs étrangers partout en Normandie, rappelle Jérôme Rémy, son directeur artistique. Les bibliothèques se sont piquées au jeu. Elles ont constitué en 30 ans un fonds colossal d’ouvrages nordiques. Et en parallèle, le festival s’est élargi à tous les genres, comme ça se passe en Scandinavie, où tout participe d’une éducation culturelle globale. Cette programmation, qui va du livre au cirque, via la photo ou l’opéra, permet d’embarquer le public dans une aventure de dix jours où chacun va picorer dans une sorte de dérive heureuse et enchaîner les expériences ». Permettre l’inattendu, de quoi forger une réputation.

Libre cour(t) : Pierre Elie Ferrier, dit Pef

Une page blanche, une inspiration... Dans chaque numéro de Perluète, un auteur invité prolonge le thème du dossier du mois.

« En 40 ans de rencontres, je ne peux me souvenir de chacune ou chacun de mes lecteurs. Mais Jean Viacroze, quand je pense à ces années de dédicaces, arrive largement en tête du peloton... »

Le petit chat est mort

Lors d’une séance de dédicaces, une dame m’avait demandé si je voulais rencontrer un homme très âgé, habitant tout près de ce Salon du livre de Tulle. Non, il ne pouvait pas se déplacer. Il s’agissait d’un homme âgé de 103 ans à qui on avait offert Un violon dans la nuit, texte de Didier Daeninckx. J’en avais signé les dessins.

Cet homme avait été bouleversé par ma vision de déportés entassés dans un wagon dont, par pur artifice, j’avais supprimé le toit. Il s’était reconnu et tenait à me rencontrer.

Plantant là mes lecteurs, je me suis précipité chez lui. Il m’a aussitôt tutoyé, me confiant qu’il faisait partie, en août 1944, des otages de Tulle, en Cor- rèze. Il avait pour nom Jean Viacroze.

Ce jour-là, il devait être pendu, lui aussi, à un poteau d’éclairage public. Mais les SS, un instant distraits, le poussèrent dans un train de marchan- dises, avec cent futurs déportés par wagon. Direction Dachau. Sur 2 500 personnes 900 survécurent.

Jean resta quatre semaines à Dachau, puis fit partie d’un convoi de déportés fuyant à pied, avec leurs gardes, la progression des Américains.

Après notre rencontre il m’écrivit souvent, commençant toujours ses lettres par : « Ami entends-tu...? » Sur l’enveloppe il dessinait un petit chat.

Un jour je reçus une lettre de la dame m’ayant permis de rencontrer Jean. Pas de petit chat sur l’enveloppe. Jean avait quitté ce monde. Ne me reste de lui qu’une peinture à l’huile pouvant être qualifiée d’abstraite. Une large traînée rouge sang, dans sa partie inférieure, tient lieu de signature.

PEF
Décembre 2021

PEF © Gallimard

Bio express

Pef est né en 1939. Il a été journaliste, essayeur de voitures de course ou responsable de la vente de parfums pour dames, avant de publier son premier livre, Moi, ma grand-mère, à l’âge de 38 ans. En 1980, il invente le personnage du prince de Motordu. La Belle Lisse Poire du prince de Motordu, la même année, est son plus beau succès, vendu à plus d’un million d’exemplaires. Pef utilise deux plumes : l’une pour écrire, l’autre pour dessiner. Il a déjà signé plus de 150 ouvrages, graves, drôles, tendres... (source Gallimard)

[Dossier] Salons, nouvelles dimensions