Événement désormais de dimension européenne, Les Boréales ont 30 ans cette année. Tourné vers toutes les cultures nordiques, le festival réserve toujours une place de choix aux livres. Dans une Normandie imprégnée de « nordicité », il nourrit un public parmi les plus avertis de France.
Laurent Cauville et Stéphane Maurice / aprim

Au commencement, en 1992, un week-end littéraire discret, créé par Lena Christensen et Éric Eydoux, enseignants au Département nordique de l’université de Caen (1). Publics et auteurs invités en redemandent, puis la neige tient. Trente éditions plus tard, le festival, étendu à dix jours et à d’autres arts (cinéma, musiques, art contemporain, danse...), est une fierté régionale. « C’est devenu un rendez-vous incontournable de la culture nordique en Europe », situe Jérôme Rémy (Normandie Livre & Lecture), son directeur artistique. Bien installé dans le paysage, l’événement a créé et développé un public. « Les Boréales prolongent le lien millénaire de la Normandie avec le Nord et c’est ce qui plaît aux Normands », estime Christian Bank Pedersen, à la tête du Département d’études nordiques de l’université de Caen.

(1) Depuis 2017, le Département d’études nordiques de l’université de Caen est le seul en France à proposer les cinq langues nordiques. Il accueille environ 200 étudiants (50 % régionaux, 50 % d’ailleurs en France).

Public en Nord

L’événement n’en a pas pour autant renié le livre. Chaque édition, le week-end littéraire organisé à Caen reste un must. Cette année, le public pourra y croiser 17 auteurs. Ces derniers sillonneront ensuite la région, de médiathèques en librairies, pour des tournées mémorables, où les bénévoles guident les écrivains sur les petites routes, à la rencontre d’un public souvent avisé. Écrivains et éditeurs veulent en être. « Nous calquons les sorties de nos livres sur le calendrier du festival, avec l’espoir que nos auteurs y seront invités », confie l’éditrice québécoise Mylène Bouchard (La Peuplade), dont trois auteurs seront à Caen cette année : Johanne Lykke Holm (Suède), Juhani Karila (Finlande) et la phénoménale Niviaq Korneliussen (Groenland). « La complicité avec le public est remarquable », poursuit-elle. Venu cinq fois, l’écrivain Björn Larsson adhère : « Ne pas y être invité me rend nostalgique. »

En amplifiant la vague de livres nordiques des années 1990 (Mankell, Paasilinna, Riel, etc.), Les Boréales ont façonné un lectorat normand connaisseur, capable de passer du polar islandais au racontar danois avec le même appétit. « Les Boréales nourrissent la curiosité d’un public local, observe Laurent Martin, directeur de la médiathèque de Mathieu, près de Caen. En nous inscrivant dans sa programmation, un petit lieu comme le nôtre a l’opportunité d’organiser des rencontres avec des auteurs. J’ai en mémoire des grands moments, avec Olivier Truc ou Jón Kalman Stefánsson. Le public en veut encore. »

Plus car affinités

Beaucoup de bibliothèques normandes se mettent ainsi à l’heure « Boréales » à l’approche de l’événement. « L’héritage, on le trouve encore au FRAC ou à l’Artothèque de Caen, à travers un fonds d’œuvres nordiques issues de collaborations avec le festival », complète Jérôme Rémy. « Voyageant partout en France, je constate que l’offre nordique en librairie est également plus riche ici qu’ailleurs », ajoute le Caennais Éric Boury, traducteur de l’islandais (Stefánsson, Indriðason, etc.).

Trente ans de Boréales ont permis aussi de consolider les liens séculaires entre pays nordiques et Normandie, à travers des coproductions, des partenariats, des spectacles en exclusivité. « Aujourd’hui, à l’heure des grands défis climatiques et géopolitiques, il est sans doute temps d’aller plus loin », projette Jérôme Rémy. Dépasser ses dix jours d’événements en novembre, trouver d’autres prolongements le reste de l’année : « Organiser des débats, observer les expérimentations concrètes de ces territoires qui ont une culture de l’adaptabilité assez inspirante. » Il y aurait donc davantage que des élans artistiques à partager ? « Le festival est devenu légitime pour être cette passerelle entre Normandie et Nord, pour regarder de plus près ce fascinant modèle. »

Retrouvez les versions longues des interviews de Jérôme RémyÉric Boury, Christian Bank Pedersen, Björn Larsson, Laurent Martin et Mylène Bouchard.
La Groenlandaise Niviaq Korneliussen / La Vallée des Fleurs (La Peuplade, 2022) © Jorgen Chemnitz

Dix-sept auteurs invités en 2022

Le week-end littéraire de ces 30es Boréales aura lieu les 12 et 13 novembre 2022 au musée des Beaux-Arts de Caen, avec 17 auteurs au programme, parmi lesquels la star montante Niviaq Korneliussen (Groenland) ou le Français Mo Malø.

Avec la Suède pour invitée d’honneur, plusieurs stars littéraires du pays sont annoncées : Linda Boström Knausgård, Steve Sem-Sandberg et David Lagercrantz (Rekke & Vargas). Les auteurs partiront en tournée du 13 au 19 novembre, dans une trentaine de communes normandes (50 dates).

Programme complet sur lesboreales.com

Les éditeurs mettent cap au nord

© Julie Chappallaz

Fondées en 2014 dans le Calvados, les éditions Le Soupirail publient de la littérature française et étrangère contemporaine. « Plutôt exigeante, selon l’aveu d’Emmanuelle Viala-Moysan. Je ne défends pas des sujets mais des auteurs qui sont dans un art : celui d’écrire. »

L’ouverture du catalogue aux auteurs nordiques s’est faite à l’occasion du Salon du livre de Paris en 2019. « Normandie Livre & Lecture m’a proposé de rencontrer l’Institut culturel lituanien et l’attachée culturelle de l’ambassade. J’ai reçu un premier jet de traduction pour un ouvrage de Valdas Papievis (Un morceau de ciel sur la terre). Au bout de dix lignes, je savais où j’étais en littérature. »

Emmanuelle Viala-Moysan met en avant la force du festival. « Les Boréales offrent une belle résonance à nos ouvrages. Le Monde et le Matricule des Anges avaient déjà consacré des articles à Valdas Papievis dès 2020, et l'auteur a été invité aux Boréales en 2021. En 2023 nous publierons son deuxième ouvrage, "Eko". »

 

Le nœud gordien de la traduction

Pour les éditions Passage(s), à Caen, la littérature nordique représente un tiers du domaine étranger. L’étincelle est venue d’un traducteur d’islandais : « Jean-Christophe Salaün nous a signalé les ouvrages de Ragnar Helgi Ólafsson lorsque nous cherchions des textes », se souvient Nicolas Pien. Depuis cette entrée en matière, le rythme des parutions aurait pu s’accélérer si les coûts de traduction (3 000 € à 4 000 €) n’étaient pas prohibitifs pour une structure associative. « Pour publier sans être systématiquement déficitaires, nous devons impérativement nouer des partenariats. C’est le cas avec l’Estonie. Le pays a la volonté d’ouvrir sa littérature au monde et les services culturels subventionnent l’intégralité de la traduction. C’est ainsi que Mehis Heinsaar et Indrek Koff sont venus enrichir notre catalogue. »

Pour la promotion des ouvrages, Nicolas Pien partage l’analyse d’Emmanuelle Viala-Moysan : « En invitant les auteurs, Les Boréales représentent le seul moyen pour nous d’atteindre la presse nationale. Si nous devons retravailler avec des auteurs des pays baltes ou scandinaves, ce sera évidemment en relation avec le festival. »

Rayon frais chez les libraires

© S.Maurice / aprim

Les lecteurs normands plus sensibles à la littérature nordique ? Pour Arnaud Coignet, gérant de la librairie Ryst à Cherbourg, cela ne fait aucun doute, a fortiori dans le Cotentin où les racines scandinaves se prolongent dans l’onomastique et la toponymie.

« Dans la région, des gens se disent vikings. C’est sans doute un peu du folklore, mais au moment du festival, les lecteurs s’intéressent vraiment aux livres que nous mettons en avant et assistent en nombre aux rencontres programmées à la bibliothèque Jacques-Prévert avec les auteurs estoniens, islandais, norvégiens… »

Retrouvez la version longue de l'interview d'Arnaud Coignet

Des amis de (presque) trente ans

© Aprim
Pas de Boréales sans ses bénévoles. Entre ces derniers et les écrivains, la glace se brise souvent très vite. Ex-enseignante en lettres dans un lycée de Flers, Yvette Lerichomme en sait quelque chose.

« Il y a de nombreuses années, j’ai eu la chance d’être sélectionnée par Ouest-France pour rencontrer Jean Rouaud. J’en ai profité pour l’inviter dans ma classe. Il a accepté, mais à une condition : qu’il puisse venir pendant Les Boréales. C’est ainsi que Jérôme Rémy m’a contactée pour savoir si j’étais intéressée par les auteurs nordiques. » Pendant des années, les élèves d’Yvette auront ainsi le privilège de dialoguer avec des écrivains venus du froid. « Il fallait un peu les “remorquer” au départ, mais avec Les Boréales, mon année était gagnée. On avait une complicité incroyable. »

Cette idylle a duré jusqu’à la retraite d’Yvette en 2015. « Mais il n’était pas question de tout lâcher, j’étais addicte aux Boréales… » Elle est devenue accompagnatrice pour les auteurs invités et elle a embarqué Alain, son mari. Ensemble, ils évoquent leur parcours de bénévoles comme on feuillette un album de famille. Les anecdotes s’accumulent, les dates se confondent et les yeux s’embrument parfois. « Nous avons fait des rencontres magnifiques. La ministre de la Culture du Groenland Henriette Rasmussen, Auður Ava Ólafsdóttir, Sigríður Björnsdóttir, Gunnar Staalesen, Bergsveinn Birgisson… » Et beaucoup ont goûté la légendaire tarte Tatin d’Yvette devant un feu de cheminée. Katarina Mazetti s’en est même inspirée pour le gâteau d’anniversaire dans Les Cousins Karlsson. Une vraie consécration !

« Une dimension fraternelle unique »

Björn Larsson, Écrivain suédois, auteur (entre autres) du Cercle celtique et de Long John Silver.

« J’ai participé cinq fois aux Boréales et j’ai toujours un peu de nostalgie quand je n’y suis pas invité. (Rires.) Ma première apparition remonte à 1994, elle a marqué le début de ma reconnaissance en France. À la différence des grands salons internationaux du livre, qui sont de gigantesques librairies, ici on fait d’incroyables rencontres, avec d’autres auteurs mais surtout avec un public averti et délicat. Ce festival m’a permis de faire la connaissance de beaucoup de Normands. Je suis allé dans des écoles, dîner dans des familles… Les Boréales portent une dimension fraternelle, les bénévoles vous accueillent, vous guident et deviennent des amis. En France, avec Étonnants Voyageurs, il est le seul festival à pouvoir proclamer une telle ouverture vers l’autre et l’ailleurs. »

Retrouvez les versions longues des interviews de Christian Bank Pedersen et de Björn Larsson

« Un destin commun avec l’université »

Christian Bank Pedersen, Maître de conférences, directeur du Département d’études nordiques, Université de Caen Normandie

« Entre Les Boréales et l’université de Caen, il y a comme un destin commun. Le festival est né à l’université en 1992, héritage des premiers enseignements nordiques dès les années 1950. Depuis, les deux entités ont des rapports de réciprocité, historiquement naturels, tout comme le lien millénaire entre le nord de l’Europe et la Normandie.

Pour notre Département d’études nordiques, Les Boréales sont déclencheur de projets tout au long de l’année et participent à son attractivité. Par exemple, depuis 2015, nous proposons “Novembre nordique” aux étudiants, cycle de rencontres avec des auteurs nordiques majeurs. Pour les enseignants aussi, c’est un temps de rencontres professionnelles intenses, qui permet d’enrichir son réseau. Si nos effectifs augmentent chaque année (environ 200 étudiants à la rentrée 2022), le festival n’y est pas étranger. »

« La Normandie, capitale des pays nordiques en France »

Lire l’interview intégrale de Jérôme Rémy directeur artistique du festival (Normandie Livre & Lecture)

Constitutive de l’identité profonde du festival, la ligne graphique des Boréales s’est accompagnée d’un travail sur l’esthétique des pays nordiques. Souvent plébiscitées par le public, ci-contre les affiches marquantes pour Jérôme Rémy.

Repères

Les Boréales, c’est :

La Scandinavie (Danemark, Norvège, Suède), la Finlande, l’Islande, les pays baltiques (Estonie, Lituanie, Lettonie), le Groenland et les îles Féroé

Plus de 150 événements en 2022, dont 90 gratuits

  • 17 auteurs invités
  • 30 villes partenaires

30 ans de gestes graphiques...

 

 

Libre cour(t) : Jean Renaud

Une page blanche, une inspiration... Dans chaque numéro de Perluète, un auteur invité prolonge le thème du dossier du mois.

« L’importance qu’accordent les Vikings à la magie est liée à la structure même de leur société et à leur conception de l’univers : les sagas islandaises s’en font l’écho. Voici une manipulation des phénomènes naturels que j’ai imaginée, en m’en inspirant. »

Vengeance et magie

La vieille Helga contemple les nuages qui coiffent le glacier au sommet de la montagne. Elle songe à son mari, Steinarr, qu’elle a découvert, un matin, la gorge tranchée, baignant dans son sang parmi les pieds d’angélique, adossé au muret de l’enclos. Personne n’a revendiqué son meurtre, comme il est alors d’usage en Islande, et Hrafn, qui veille sur leurs moutons, n’est pas revenu, pas même pour les funérailles. Elle est sûre qu’il l’a tué et qu’il se cache.

Le soir venu, Helga s’apprête. Elle enfile par-dessus sa robe une longue cape bleu foncé, s’entoure la tête d’une peau de chèvre et prend son bâton terminé par un pommeau cerclé de bronze. Puis elle sort dans la froide obscurité de l’automne. Un pâle rayon de lune tombe sur les eaux du fjord.

Elle se met à marcher autour de la ferme, dans le sens opposé de la course du soleil, en chantant d’une voix aiguë et monotone. Pressant le pas, elle arrache soudain la peau de chèvre de sa tête et l’agite en direction de la montagne. La lune disparaît et elle sent bientôt les premiers flocons de neige. Une bise glaciale lui picote le visage et elle sourit.

Plus haut, dans la montagne, le blizzard se lève en hurlant. Hrafn, hagard, tente d’atteindre un abri qu’il croit tout proche. Glacé, aveuglé, il lutte pour avancer, mais une violente rafale le plaque à terre. Il ferme les yeux, pousse un cri de désespoir aussitôt étouffé par le vent, et la neige s’amoncelle sur lui. La tourmente déclenchée par Helga l’ensevelit sous un épais manteau blanc : on le retrouvera sans doute au dégel, un rictus de terreur figé par la mort.

© Carsten Ingemann

Bio express

Longtemps directeur du Département d’études nordiques à l’université de Caen, professeur de langues, littérature et civilisation scandinaves jusqu’en 2010, Jean Renaud a publié une quinzaine d’ouvrages sur les Vikings et plusieurs manuels de langues scandinaves. Il a aussi consacré un livre au patois de l’île de Ré et écrit un roman, Le Fils du gardien de phare. Enfin, il est un traducteur reconnu de la littérature nordique en France.

Retrouvez les interviews des acteurs du dossier in extenso :
[Dossier] Boréales, années lumières