Emmanuelle Viala Moysan des éditions Le Soupirail a été interviewée pour le dossier « Domaines étrangers ».

Vous pouvez lire ci-dessous l’interview in extenso.

Le choix des textes étrangers

« Nous traduisons des œuvres étrangères en français, et non l’inverse. La littérature étrangère représente 38% de notre catalogue. Il s’agit d’œuvres déjà publiées dans leur pays, qui ont une certaine notoriété dans leur pays. Il y a donc déjà une présélection de faite.

Ce qui me motive, c’est la perception littéraire d’un texte, qui correspond à la ligne éditoriale de ma maison d’édition, à savoir une littérature de qualité. Même si je ne connais pas la langue, c’est sa musicalité qui est importante. Par exemple, je suis marquée par la littérature russe, ce sont des univers assez forts qui m’intéressent. D’où la traduction et l’édition de livres des pays des Balkans.

J’ai besoin d’être passionnée, convaincue par le texte. Si le texte étranger n’est pas adapté à la psychologie française, s’il y a trop de références internes au pays étranger, je ne l’éditerai pas.

Je regarde aussi dans quel autre pays a été traduit un texte étranger. S’il a déjà été traduit en Allemagne par exemple, c’est souvent signe de qualité de l’œuvre. »

 

Le rôle du traducteur

« Je ne commande jamais de traduction, ce sont les traducteurs qui me font des propositions de textes. Le traducteur, je le vois comme une ressource importante qui connaît non seulement la langue étrangère mais aussi le pays, la culture, la psychologie du pays et de son peuple.

J’ai une confiance totale en mes traducteurs.

Il y a aussi les rencontres dans les salons du livre qui proposent des œuvres étrangères au Soupirail, adaptées à sa ligne éditoriale. J’ai aussi un réseau d’éditeurs, de traducteurs, qui me proposent des œuvres.

Parfois, je décide aussi de créer un nouveau livre, pour donner le meilleur d’un auteur étranger. Par exemple, en traduisant plusieurs contes d’un même auteur, pour en éditer un recueil.

Pour les auteurs étrangers, le fait d’avoir été traduits en français leur donne souvent une certaine aura qui leur permet d’être, par la suite, traduits dans d’autres langues. »

 

Le traducteur, un auteur

« Le traducteur est un auteur à part entière. Le meilleur traducteur est celui qui aura la plus grande sensibilité au texte d’origine, celui qui va me donner la pulsation du texte d’origine.

Comme on le sait, traduire c’est trahir, alors un bon traducteur se doit d’avoir un recul, une maturité, il doit savoir sentir le texte et disposer d’une palette importante de mots en français. Par exemple, en français, il y a des nuances entre briller, scintiller et luire, qu’il faut savoir utiliser à bon escient pour retranscrire au plus près l’esprit du texte originel. »

 

Le coût de la traduction

 » Selon moi, il n’y a pas d’attrait économique à se tourner vers la littérature étrangère aujourd’hui.
Car la traduction a un coût et demande du temps.

Les droits d’un livre étranger ne sont pas forcément élevés car les éditeurs qui les publient ne sont pas nombreux. Mais il y a le coût de traduction, qui varie selon la rareté et la difficulté de la langue. Ce coût est plus ou moins élevé selon la prise en charge de la traduction.

Plus la pagination est grande, plus les coûts de traduction sont élevés.

L’idéal est une prise en charge d’au moins 80 à 90% du coût de traduction. Si la traduction est prise en charge à 100%, je prends presque autant de risques que d’éditer un livre français. Et puis, pour vendre, il faut faire connaître les auteurs, les faire venir en France pour la promo, ce qui forcément engendre des frais.

Ce qu’on n’imagine pas, c’est aussi le temps que toute cette préparation demande. Le temps consacré à l’administratif est énorme, notamment les dossiers de demande de subvention. J’ai vu des projets tomber à l’eau en raison de leur complexité.

Je passe également beaucoup de temps avec le traducteur, je révise page à page avec lui le texte traduit, nous discutons autour de sa traduction, cela représente des heures de travail. »

 

Les risques

« Les risques sont économiques, notamment en raison de la « promo ». Il est difficile de faire venir un auteur étranger pour une tournée promotionnelle en France. De la même façon avec un auteur français, sans promo, il n’y a pas de vente.
Avant, il suffisait d’une pile de livres sur un présentoir en librairie pour susciter la vente. Maintenant, l’auteur doit être vu pour vendre. Il faut avoir de la presse, de la communication.

Les risques de non vente ou de ventes insuffisantes sont aussi liés à la ligne radicale, très littéraire des éditions Le Soupirail. Mais c’est aussi le qualitatif qui peut justement faire la différence et pallier le risque pris. Je publie un auteur lituanien qui ne parle pas de la Lituanie mais de la Provence. C’est sa particularité littéraire qui m’a poussée à le choisir. C’est l’attaché culturel de Lituanie qui, au Salon du livre de Paris, lui a proposé une aide pour financer la traduction de ce livre.

On traduit peu en France, l’Europe culturelle, je ne la vois pas trop. On n’a pas accès à la pensée de nos contemporains, car il y a très peu de traduction d’œuvres de sciences humaines en France, et c’est de pire en pire. Les étrangers sont plus attentifs à la créativité et aux univers littéraires.

La littérature étrangère, c’est nous qui la mettons dans une niche, alors que c’est de la littérature.

C’est comme à la télévision, aujourd’hui il n’y a pas de place pour tout le monde. Le public prend ce qu’on lui offre, ce qu’on lui offre par facilité. C’est formaté. La littérature est au-delà de ça. »

 

Propos recueillis par Laurent Cauville, avec Nathalie Delanoue et Christelle Tophin / aprim

 

Lire l’intégralité du dossier Domaines étrangers publié dans Perluète #03

 

Retrouvez les interviews des autres acteurs du dossier in extenso
[Questions à…] Emmanuelle Viala Moysan pour le dossier « Domaines étrangers »