La culture fend les murs

En Normandie, le dispositif Culture-Justice permet de diffuser la culture auprès de 5 000 personnes, majeures et mineures, placées « sous main de justice », essentiellement des détenus en prison. Un levier qui fait ses preuves, pour freiner la spirale de l’enfermement et stimuler le processus d’insertion.

Laurent Cauville  / aprim

© Cyrille Ternon

Lire et sentir, page après page, comme le monde peut s’élargir. Dessiner, pianoter ou slamer et s’extraire des coursives et des cris de la promenade. Vibrer un après-midi de concert, dans la salle polyvalente d’un centre de détention... Parce qu’aujourd’hui, en France, la culture est reconnue comme élément clé du parcours d’une personne détenue, les programmes « culture-justice » se développent en région. Cela donne une offre foisonnante, de l’aménagement d’un petit point lecture à une résidence d’artiste, en passant par l’organisation d’un spectacle. En 2019, on dénombrait ainsi 133 projets menés en Normandie (1).

« Tellement facile de se perdre… »

En France, l’acte de naissance de cette politique remonte aux années Lang-Badinter, en 1986. « La culture est un droit pour tous, c’est donc d’abord un fort enjeu de société », rappelle Nicolas Merle, chef de bureau des politiques interministérielles au ministère de la Culture. « Ensuite, l’expérience le démontre, c’est un vecteur essentiel dans le parcours d’insertion. »

Pour quelqu’un qui passe plus de vingt heures par jour en cellule, une pile de livres à disposition ou un cours de guitare sont aussi des moyens de rester debout. Ce que confirme Jean, détenu à Caen (lire en page 12) : « La culture m’a sauvé. Des activités comme la lecture ou la musique m’ont permis de mieux me connaître. C’est tellement facile de se perdre en détention... »

« Une volonté de qualité… »

La Normandie (10 établissements pénitentiaires) est plutôt bonne élève. Personnels pénitentiaires, intervenants culturels, milieu éducatif, composent un écosystème bien en place. « La dynamique fonctionne », confirment Mathilde Besnard et Laurent Brixtel, chargés de projet « Culture-Justice » à Normandie Livre et Lecture (N2L) depuis 2018. « Le dispositif vit et se développe, avec un engagement des pouvoirs publics et un bon soutien du monde culturel. »

Salles de spectacle, artistes, libraires, bibliothécaires... Partout où se trouve un établissement pénitentiaire, des partenaires culturels extérieurs s’impliquent et des actions émergent. « On constate en Normandie une bonne implication des services “culture et justice” de l’État, bien prolongée sur le terrain par Normandie Livre et Lecture », observe Nicolas Merle, depuis Paris.

À Caen, Karine Vernière, directrice du Service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP) du Calvados, confirme : « Je remarque une grande variété des propositions et une bonne implication des acteurs de la culture, avec la volonté de faire de la qualité. Il y a de bons coordonnateurs, des actions de qualité, et finalement des budgets. C’est un cercle vertueux. »

Reconstruction

Au fil des actions, des ateliers, des résidences d’artistes, la pratique infuse auprès de tous les publics, des mineurs placés en centres éducatifs aux adultes en longues peines. « Une activité culturelle permet d’agir sur des leviers importants comme l’estime de soi, le rapport au corps, l’assiduité. C’est un facteur de reconstruction de la personne, rappelle Laurent Brixtel. Le dispositif permet à chacun de se faire une expérience de la culture par la pratique. »

Dans cette mécanique sensible, les coordonnateurs culturels en milieu pénitentiaire (8 en Normandie), apparus en 2009, sont une courroie essentielle (lire aussi page 13). Au contact quotidien avec le monde carcéral, ils façonnent la programmation, mettent de l’huile dans les rouages, relient le dedans et le dehors.

Pour les bibliothèques pénitentiaires aussi, la région affiche un bon bilan (voir Repères). « Mais le plus notable, c’est l’amélioration des conditions d’accès (hors Covid), de la qualité des ouvrages et des locaux », souligne Mathilde Besnard.

© Cyrille Ternon

Montée en gamme dans les bibliothèques

« En prison, 90 % du temps n’est qu’ennui », rappelle ce détenu au Havre (lire aussi page 12), devenu auxiliaire de bibliothèque. Comme lui, ils sont 20 aujourd’hui sous contrat de travail (20 à 24h/semaine) à tenir la bibliothèque à l’intérieur de la prison.

Un métier pour contredire la spirale de l’enfermement. Lire et faire lire, pour tenir, et même pour grandir. « La bibliothèque est un rayon de soleil. Plus la situation est difficile, plus le livre est libérateur », ajoute-t-il. « Aujourd’hui j’entretiens, je classe, j’organise... Je fais le lien entre le livre et le détenu. Je n’y connaissais rien. Les livres étaient à même le sol, il n’y avait pas d’informatique. Un gros travail a été fait. J’ai appris à utiliser un logiciel, avec l’appui de ma coordonnatrice, que je tiens à remercier. »

Ainsi, d’année en année, le nombre de détenus formés au métier d’auxiliaire-bibliothécaire progresse. Leur travail, en lien avec leur coordonnateur culturel, façonne des lieux mieux adaptés. Formation, aide au catalogage, conseils en aménagement, prêts, animations... Dans 90 % des établissements, les bibliothèques publiques interviennent et contribuent à la montée en gamme. Mais des faiblesses perdurent. « La fréquentation reste inférieure à la moyenne et l’offre n’est pas toujours adaptée aux attentes des personnes détenues », tempère Mathilde Besnard.

Beaucoup de freins restent à lever. C’est le sens du projet Passerelle(s), « pensé pour permettre à chacun de trouver une offre de lecture lui correspondant ». Porté par N2L, avec les bibliothèques publiques, ce dispositif prévoit l’acquisition de documents ainsi que des actions culturelles et de formation auprès des adultes et des mineurs placés sous main de justice. Le travail continue.

(1) 94 projets cofinancés par la DRAC ou la Région (pour majeurs et mineurs)
+ 39 projets financés directement par le ministère de la Justice.

Qui fait quoi ?
En Normandie, le programme Culture-Justice bénéficie du soutien de la Direction régionale des affaires culturelles (DRAC), la Direction interrégionale des services pénitentiaires (DISP), la Direction interrégionale de la protection judiciaire de la jeunesse (DIRPJJ) et de la Région. Porté par Normandie Livre & Lecture, il invite partenaires culturels, services et établissements de l'administration pénitentiaire et de la PJJ à construire des projets en partenariat. Les coordonnateurs de l’action culturelle qui travaillent au sein des SPIP sont salariés de la Ligue de l’enseignement de Normandie, sauf pour la Manche, où le Trident (scène nationale) porte le poste.

Repères

19 bibliothèques
dans les 10 établissements pénitentiaires de Normandie : 5 bibliothèques centrales (plus importantes) et 14 de quartier. S’y ajoutent 18 points lecture (simples dépôts de livres). Source : Normandie Livre & Lecture

500
Le nombre de projets soutenus chaque année par le ministère de la Culture dans les établissements,
y compris en milieu ouvert. Source : ministère de la Culture

2 M€
Le budget annuel alloué
à la politique culture-justice par le ministère de la Culture. 75 % à destination de centres pénitentiaires, 25 % vers
les centres pour mineurs. Source : ministère de la Culture

3 500
détenus dans les établissements pénitentiaires de Normandie. S’y ajoutent 1 500 mineurs sous tutelle
de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). Source : Normandie Livre & Lecture

Retour d'expérience

Passerelle(s) vers le livre

Au Centre éducatif et d’insertion (CEI) Le Bigard, près de Cherbourg, les 12 résidents mineurs font désormais leur choix de lecture parmi 600 ouvrages récents, contre 50 livres poussiéreux en 2017. Cette métamorphose de leur bibliothèque est l’œuvre de l’éducateur Dimitri Corbet et du dispositif Passerelle(s) Jeunes, porté par Normandie Livre & Lecture. Le budget alloué a permis de réaménager l’espace et surtout d’acheter des livres. « Pour donner le goût de la lecture, il faut des ouvrages qui plaisent ! » Alors Dimitri emmène une fois par mois les jeunes faire leur marché chez Ryst et aux Schistes bleus, deux librairies locales. « Ils choisissent surtout des BD, des mangas, et des docus d’actualité. » Pour Dimitri, ce projet est une réussite quasi inespérée. « On a des jeunes de tous bords, parfois totalement déscolarisés. Le livre joue son rôle apaisant, stimule le lien et la curiosité. »

Une source de rencontres aussi, comme avec l’illustrateur Cyrille Ternon, venu parler une journée de son métier et qui animera en mai trois jours de travaux pratiques au centre. À la clé : une BD entièrement faite par les pensionnaires !  LC, avec Félicien Trollé

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