Une nouvelle grille de lecture

Nouveaux défis sociétaux et nouvelles pratiques de lecture bousculent les professionnels. La filière doit réfléchir collectivement aux adaptations nécessaires.

Avec sa démarche « Le livre en chantier », Normandie Livre & Lecture engage la réflexion. Huit ateliers participatifs, organisés cette année partout en région, vont alimenter sa feuille de route.

Laurent Cauville et Stéphane Maurice  / aprim

© N2L

Près de 500 nouveautés inondant d’un coup les librairies. En septembre, la vague de la rentrée littéraire est un faux indicateur de l’état de forme de la filière livre. Cette année encore, elle est teintée d’inquiétude pour les professionnels, dans un contexte inflationniste toujours soutenu.

Si le livre et la lecture ne sont pas en chute libre en France (lire par ailleurs), des transformations profondes sont engagées sur le champ des pratiques. Dans une « guerre de l’attention » où les écrans sont des hameçons, quelle place pour le papier, quel avenir pour la lecture ? Et quelles incidences sur la diffusion et la création ? « Anticiper ce nouveau rapport au “lire”, et le faire collectivement, devient donc crucial pour toute la filière », résume Sophie Noël, directrice de Normandie Livre & Lecture.

Huit ateliers, deux thèmes

Pour « tracer des perspectives face à ces enjeux et envisager des solutions communes », l’agence régionale du livre a donc amorcé au printemps une démarche de réflexion-consultation inédite. Une série de huit ateliers menés en Normandie de mars à juin a permis à plus de 80 participants de s’exprimer. « Auteurs, organisateurs de salons, libraires, éditeurs, bibliothécaires, organisateurs de résidences artistiques, institutionnels... Toutes les composantes du livre en Normandie y étaient. » L’approche participative a plutôt séduit : « Des temps d’échanges utiles car, hors relation exclusivement commerciale, il existe peu d’espaces pour rencontrer les libraires », confirme l’éditrice Fabienne Germain (éditions Zinédi).

Deux questions centrales ont alimenté les débats : Comment mieux rapprocher les professionnels ? Comment bien anticiper les mutations du livre et de la lecture ? « Ces deux thèmes sont la raison d’être de Normandie Livre & Lecture, insiste Sophie Noël. Ils illustrent ce à quoi nous voulons être utiles : favoriser une coopération permanente au sein de la filière et proposer des clés de prospective. »

D’Argentan à Cherbourg, de Caen à Rouen, ces ateliers ont nourri une première liste des besoins et esquissé des pistes d’actions. Ainsi, le besoin d’accélérer la mise en réseau des professionnels se confirme. « On a imaginé par exemple des “speed meetings” ou des “Vis ma vie de libraire”...», illustre Sophie Noël. « Aussi à des actions pour mettre en relation des éditeurs, des auteurs, des bibliothécaires, par exemple un annuaire professionnel et un vade-mecum des bonnes pratiques », retient encore Pierre Aubert, directeur de la médiathèque Quai des Mondes à Mondeville.

Croisement d’idées

Sur l’adaptation aux nouvelles attentes du public, il a été beaucoup question de mieux valoriser l’offre. « Les recommandations par les lecteurs eux-mêmes, au sein de cercles de lecture, sont des approches à développer, tout comme une meilleure utilisation des réseaux sociaux, voire le recours aux influenceurs... » On s’est aussi demandé comment mieux valoriser la production régionale, « par exemple en proposant dans chaque librairie une table dédiée aux éditeurs de Normandie », ajoute Fabienne Germain. On a évoqué de nouvelles médiations du livre, ou une meilleure présence de l’écrit dans l’espace public. « Le croisement de toutes ces idées va nourrir notre plan d’action pour les trois ans à venir, à partir de 2024, apprécie Sophie Noël. Nous disposons là d’une bonne base pour envisager l’avenir plus collectivement. »

>>> Retrouvez la version longue des interviews de Sophie Noël, Fabienne Germain et Pierre Aubert.

« L’un des gros enjeux, c’est la guerre de l’attention »

À la tête de Normandie Livre & Lecture depuis un an, Sophie Noël fait confiance à l’intelligence collective pour soutenir la filière en ces temps incertains.

Votre démarche de réflexion se nomme « Le livre en chantier ». Est-ce parce que nous vivons une période de bascule pour la lecture ?

« Nous enchaînons les périodes charnières depuis quelque temps déjà, sur fond de mutations autour du numérique et des comportements (notamment chez les jeunes), avec des pratiques bouleversées par la lecture audio et les écrans. La filière est par ailleurs impactée par les suites de la crise Covid et de la guerre en Ukraine. S’ajoutent les enjeux écologiques et d’inclusion. Pour Normandie Livre & Lecture, cet environnement justifie qu’on lance un vrai chantier, au moment où s’ouvre pour elle une nouvelle période, avec l’élaboration d’un plan d’action sur trois ans. »

Comment décririez-vous les mutations en cours ?

« L’un des gros enjeux actuels, c’est la guerre de l’attention qui grignote le temps disponible pour la lecture. Les Français lisent encore, mais autrement. Les lectures sont entrecoupées, la concentration se réduit. De nouveaux modes de lecture émergent, comme le livre audio. Le numérique, avec l’émergence de l’IA, vient aussi bousculer la création et interroger la propriété intellectuelle. Comment intégrer ces nouveaux paradigmes ? Parmi les leviers envisagés lors des ateliers travailler la participation du public, les recommandations est une réponse. Réaffirmer le principe d’une juste répartition de la valeur dans la chaîne du livre en est une autre. »

La filière est-elle préparée à s’adapter ?

« Difficile de le dire, les perceptions de chacun sont différentes. Pour Normandie Livre & Lecture, préparer la filière supposera de développer des collaborations avec des professionnels pour tester des réponses concrètes et transposables. Nous voulons jouer ce rôle de laboratoire, non pas en vase clos, mais in vivo, aux côtés des acteurs volontaires pour expérimenter. »

Que retenez-vous des ateliers ?

« J’ai surtout noté une grande convergence des idées d’un atelier à l’autre. Ce sont des attentes de fond qui se sont exprimées, ce qui sera précieux pour nous aider à établir une stratégie à échelle régionale. »

>>> Retrouvez la version longue de l'interview de Sophie Noël.

Des acteurs à rapprocher

Mieux se connaître et collaborer pour aborder plus sereinement les mutations. Normandie Livre & Lecture défend une vision collective de la profession.

« Nos ateliers participatifs ont confirmé le fort besoin des professionnels de mieux se connaître et de comprendre les contraintes de chacun. » Comme le rappelle Sophie Noël, la démarche « Le livre en chantier » de Normandie Livre & Lecture porte en elle l’idée d’une filière soudée et proactive. Des progrès restent à faire, car comme le souligne l’autrice Françoise Legendre, qui a participé à un atelier près de Rouen, « on évolue encore en silos. En tant qu’écrivaine, je me rends compte qu’il y a beaucoup d’éditeurs en région que je ne connais pas. Mais mieux se connaître n’est pas une fin en soi ; si possible, il faut que ça nourrisse une dynamique d’actions ». Sophie Noël abonde : « Se rapprocher les uns des autres doit surtout faire émerger une vision collective et des objectifs atteignables. »

Si les idées et les pistes d’actions qui ont surgi en ateliers ne seront pas toutes réalisables, elles expriment souvent ce besoin de lien et de partage d’information. « Je pense que des rencontres en physique, ciblées et incarnées, seraient intéressantes à développer, par exemple trois rendez-vous annuels, dans un format au maximum d’une demi-journée », suggère d’ailleurs Françoise Legendre.

>>>  Retrouvez la version longue de l’interview de Françoise Legendre

Des speed meetings pour « réseauter »

Caen, Le Havre, Rouen, Évreux... En 2021 et 2022, Normandie Livre & Lecture a co-organisé quatre rendez-vous Culture-Justice pour rapprocher les structures culturelles et judiciaires. L’expérience donne ses premiers fruits...

Depuis 2018, Normandie Livre & Lecture porte deux missions régionales : le programme « Culture-Justice » pour accompagner le développement de la culture en milieu pénitentiaire et auprès des jeunes suivis par la protection judiciaire de la jeunesse ; et « Lecture-Justice » pour développer l’accès au livre et la lecture auprès de ces mêmes publics.

En organisant quatre rendez-vous avec les collectivités et les associations du territoire, Normandie Livre & Lecture avait pour objectif de rapprocher le monde judiciaire et le monde culturel. Plus précisément, il s’agissait de proposer un espace de partage autour des métiers de chacun pour mieux déterminer les possibilités de partenariats. 

« Pour l’accès à la culture en détention, les coordonnatrices et coordonnateurs de l’action culturelle jouent un rôle essentiel, observe Laurent Brixtel, cheville ouvrière de ces rencontres. Mais leur temps de travail est compté et ils s’appuient sur un nombre de partenaires repérés pour des projets conséquents. Nous avons souhaité ouvrir ces rencontres à d’autres acteurs du ministère de la Justice : les conseillers d’insertion, les surveillants, les professionnels de la protection judiciaire de la jeunesse où il n’y a pas de coordonnateurs. Sans oublier le milieu ouvert, c’est-à-dire les personnes suivies par la justice sans être incarcérées, ou condamnées à des peines alternatives. »

Côté culture, pour chaque rendez-vous, une dizaine de structures municipales étaient présentes ainsi que des salles de spectacles et des MJC.

Des partenariats concrétisés

« Avec ces prises de contacts qui permettent d’identifier les bonnes personnes et leur rayon d’action, c’est un véritable carnet d’adresses qui s’est constitué, apprécie Laurent Brixtel. Ce réseau permet d’accélérer la mise en œuvre des actions, comme visiter une exposition ou assister à une répétition de théâtre... »

S’il est encore trop tôt pour quantifier les partenariats qui se nouent actuellement, certaines conventions ont déjà été signées. Des postes de travaux d’intérêt général ont notamment été créés au Conservatoire de Rouen.

Actions possibles… 

  • Vade-mecum des bonnes pratiques 
  • Annuaire enrichi des professionnels du livre 
  • Organisation de Vis ma vie entre professionnels
  • Assemblée générale participative et festive
  • Accompagnement des lectures performances
  • Bibliothèques et libraires : marché conclu !

Repères

  • 86 % des Français ont lu au moins un livre en 2020 (contre 92 % en 2018)
  • 81 % des 7-25 ans lisent pour leurs loisirs. Le chiffre décline fortement après 12 ans.
  • 40 % des jeunes ont déjà lu un livre numérique prioritairement sur smartphone (+ 14 points par rapport à 2016 chez les moins de 20 ans)
  • 47 % des 7-25 ans font souvent autre chose en lisant (envoyer des messages, aller sur les réseaux sociaux, regarder des vidéos…)

Des mutations à anticiper

Fournir des clés d’adaptation aux acteurs, créer des dynamiques de réflexion sur l’avenir. C’est en regardant les mutations bien en face que les professionnels pourront s’épanouir.

Baisse du temps de lecture moyen, capacité de concentration fissurée, écran roi, audio plébiscité... Difficile de ne pas voir les transformations à l’œuvre en parcourant les récentes études du CNL(1). Si bon nombre de professionnels en ont conscience, ont-ils pour autant des clés d’adaptation ?

Normandie Livre & Lecture a ouvert ce chantier. Il concerne tous les métiers, jusqu’à celui de l’auteur, qui a vu surgir ces derniers mois l’IA dans un coin de sa tête. « Oui, les supports évoluent, et alors ? » relativise l’autrice jeunesse Alice Brière-Haquet. « Mes enfants lisent des webtoons (BD en ligne) ou des mangas en ligne, pour lesquels ils payent directement l’auteur sous forme de tips. Le signe que ces nouveaux supports peuvent faire émerger des modèles plus favorables aux auteurs. »

La question est donc bien de s’adapter, d’apprivoiser des codes, des outils nouveaux. « À nous d’expérimenter, comme dans un laboratoire », résume Sophie Noël. Les idées exprimées en ateliers vont dans ce sens : mieux valoriser les livres sur les réseaux sociaux, encourager les pratiques participatives (cercles de lecteurs), la lecture « augmentée » (lecture en musique, théâtralisée, à voix haute). « L’écran n’empêche pas la lecture et devient le lieu des premières expériences d’écriture », ajoute Alice Brière-Haquet, 44 ans, qui a fait ses premières armes sur un forum d’enseignants.

(1) centrenationaldulivre.fr, rubrique « Les données clés ».

>>>  Retrouvez la version longue de l’interview d’Alice Brière-Haquet

Lecture à voix haute et battles littéraires

Entièrement rénovée en 2019, La Source, médiathèque de Saint-Lô, est devenue un véritable troisième lieu. Même si le livre n’est plus la seule porte d’entrée pour son public, la médiathèque continue d’innover pour renforcer la pratique de la lecture.

Sur écran ou sur papier, pour se cultiver ou s’évader, la lecture est une solitude désirée. Avec la médiathèque de Saint-Lô, elle devient aussi une expérience sociale partagée. « L’association Lire à Saint-Lô existait de longue date, expose Pascale Navet, directrice de La Source. Elle programmait des événements de son côté, et la médiathèque du sien. Nous avons décidé de fondre ces activités dans un même comité de programmation. »

Au sein de ce club d’amateurs éclairés s’est détaché un groupe de lecteurs à voix haute, Les Haut-Parleurs. « Quand nous invitons un auteur, ils s’emparent des textes pour monter des lectures-spectacles avec des comédiens. Ils ont à cœur de se former et sont un relais précieux pour nos actions de médiation culturelle, poursuit Pascale Navet. Dans le cadre du prochain festival Les Boréales, une lecture de textes sera organisée dans un collège avant de rencontrer une autrice islandaise. »

Des bénévoles force de proposition

Lire à Saint-Lô a également formé une animatrice pour organiser à la médiathèque deux ateliers d’écriture chaque mois. Dans ce partenariat fécond, chacun a trouvé son espace, et la médiathèque accompagne volontiers les projets proposés tant qu’ils sont en phase avec ses objectifs, sa mission et les publics qu’elle souhaite toucher.

Dans sa conquête du public, la médiathèque accueille également les clubs de lecture de deux collèges, qui s’y retrouvent le midi. En fin d’année, ils défendront leurs coups de cœur lors d’une battle de lecture organisée dans l’amphithéâtre.

Actions possibles… 

  • Promouvoir les pratiques participatives (cercles de lecture) et nouvelles formes de médiation (voix haute, performances, littérature dans l’espace public)
  • Relayer les grandes campagnes nationales en valorisant les initiatives normandes
  • Valoriser les recommandations de lecture en physique et en numérique
  • Travailler avec des influenceurs culturels

Libre cour(t) : Jean-Baptiste Verrier

Une page blanche, une inspiration... Dans chaque numéro de Perluète, un auteur invité prolonge le thème du dossier du mois.

« Jouer avec les mots, les découper, les faire sonner différemment, les écrire bizarrement, me semble le plus agréable des chemins d’écriture. En outre, il n’y a parfois pas besoin de grand-chose pour tordre un mot. J’ai voulu essayer avec l’un d’eux, à l’honneur dans ce numéro. »

Du crépuscule à l’aube, monsieur Bienseul trie les cheveux récoltés au cours de sa journée de travail. Monsieur Bienseul est balayeur au salon de monsieur Dumonde, depuis trente-deux ans et quatre mois. Comme il est un employé fidèle, monsieur Dumonde lui a accordé depuis janvier un privilège : le droit d’emporter – puisqu’il semblait tant y tenir – les cheveux amassés.

C’est depuis lors que, chaque soir, à son domicile, monsieur Bienseul sépare les cheveux blonds, les cheveux bruns, les cheveux gris ; les roux, les teints, parfois les décolorés, aussi.

Sur la table unique de son appartement, une lampe éclaire six tiroirs retirés d’un meuble de quincaillier. Assis sur son tabouret, monsieur Bienseul œuvre avec minutie.

Ainsi du mardi au samedi.

Il balaie le jour.

Il trie la nuit.

Les dimanches et lundis, pour son repos, monsieur Bienseul écrit. Il coiffe la vie de milliers de personnages nés d’une tentation d’imaginer qu’il avait ressentie auparavant, quelquefois.

À la racine de son inspiration : un cheveu blond, un cheveu brun, un cheveu gris ; un roux, un teint, parfois un décoloré, aussi.

Pour le jour où il sera autorisé à prendre la retraite, monsieur Bienseul aimerait regrouper ces vies dans un recueil. Pour l’intitulé de l’ouvrage, il demanderait bien à monsieur Dumonde une nouvelle faveur : l’autorisation d’emprunter le nom de son salon. Il lui semble que cela ferait un beau titre, Le collec’tif.

© DR

Bio express 

Originaire de Dieppe en « Haute-Normandie », Jean-Baptiste Verrier vit en « Basse », dans le pays d’Auge. Ancienne plume devenue écrivain, il est l’auteur, avec Pierre François Rault aux crayons, d’un recueil de poésie consacré à la classe de CP, Un cursif ABC, 26 poèmes dans la caboche d’une élève de CP, paru aux Éditions du Volcan en 2022. Il vient de publier, avec le même illustrateur et chez le même éditeur, Poèmes de braquets, un jeu poétique inspiré par les vies anonymes des spectateurs du Tour de France.

[Dossier] Le livre en chantier