Le succès du polar nordique ne se dément pas en France, encore moins en Normandie, où le festival Les Boréales a creusé un sillon qui profite aux auteurs du froid. Quinze ans après le raz de marée Millenium, romans policiers, noirs, mais aussi littérature dite « blanche » profitent de cette popularité. Une valeur sûre des libraires où même de jeunes auteurs français font une incursion.
Laurent Cauville, avec Bertrand Arcil et Philippe Legueltel / aprim
La disparition de Maj Sjöwall, en avril dernier à l’âge de 84 ans, est passée inaperçue dans une France confinée. Pourtant, dix livres écrits avec son mari Per Wahlöö de 1965 à 1975 ont fait du couple les pionniers du polar nordique. Dans leur série Le Roman d’un crime, le personnage central, inspecteur dépressif, sert de vecteur pour dépeindre la société côté perdants. « Loin du récit à énigme, les auteurs y proposent un roman social, saisissant une situation dramatique pour refléter un pan de la société, un peu comme Manchette en France », analyse l’éditrice Anne-Marie Métailié, fan du genre. (Ces romans ont été publiés par 10/18 et actuellement par les éditions Rivages).
Politiquent engagé, le polar sauce Sjöwall et Wahlöö a inspiré des auteurs à succès comme Henning Mankell, Stieg Larsson ou Arnaldur Indriðason. Leurs titres vont déferler en France au début des années 2000. À Caen, la libraire et blogueuse Sophie Peugnez (Brouillon de culture et Zonelivre.fr), inconditionnelle du genre, en brosse les lignes de force. « Dans le polar nordique, les auteurs ne surjouent pas. On a l’impression de faire partie de la famille ou de l’équipe autour d’un personnage central assez ordinaire. La relation parent-enfant revient souvent, comme beaucoup de détails du quotidien. »
Un polar sociétal
Ce succès du polar nordique en France a-t-il pour autant stimulé une littérature nordique plus large ? Le Caennais Éric Boury, traducteur référence de l’Islandais, le pense. « Le polar est une vitrine qui a permis la découverte d’autres genres. Il nous apprend beaucoup de choses sur les sociétés nordiques. Il peut être aussi bon que la littérature “blanche”. Indriðason, par exemple, a amené des lecteurs vers d’autres types d’auteurs, comme Jón Kalman Stefánsson. »
Mais l’inverse est tout aussi vrai. Moins stéréotypé, le polar nordique a su séduire les adeptes d’une littérature « blanche » peu portés sur le genre policier. « La littérature nordique est trop souvent réduite au polar », s’étonne d’ailleurs David Pocholle, bibliothécaire à Caen (Alexis-de-Tocqueville) et coordinateur du guide gratuit Empreintes nordiques. « La littérature nordique blanche m’a amené au polar, pas l’inverse, avec des livres marquants comme Un inconnu vint à la ferme de Mika Waltari (Finlande), Entre ciel et terre de Stefánsson (Islande) ou Les Racontars de Jørn Riel (Danemark). »
Millenium et Boréales
La sortie en 2006 en France du tome 1 de Millenium a amplifié la vague. Dans le sillage de Stieg Larsson, le succès de sa compatriote Camilla Läckberg a attiré comme des aimants les lecteurs vers l’édition nordique au sens large. « Ces années 2006-2010 ont été un tournant, situe Sophie Peugnez. Beaucoup de lecteurs se sont ouverts à d’autres styles, pour moi par exemple à Arto Paasilinna ou Jón Kalman Stefánsson... » Des maisons d’édition (Gaïa, Zulma, Métailié) ont suivi. Enfin, « Les Boréales ont pesé, souligne Sophie Peugnez. Le festival est un merveilleux outil pour découvrir des écrivains et élargir ses horizons. Chaque année, la programmation me fait l’effet d’un tas de cadeaux de Noël... »
Habitué à sillonner la France, Éric Boury ressent aussi l’impact du festival sur le public. « Beaucoup de lecteurs normands lisent des auteurs nordiques, c’est évident. Plusieurs librairies en Normandie proposent un rayon nordique, je ne l’ai pas vu ailleurs. Le succès des Boréales n’y est pas pour rien. Ce festival laisse des traces. »
À noter enfin le rôle des éditeurs normands, petits et grands, qui ont ouvert leurs catalogues à ces auteurs, des PUC à Møtus, du Passage(s) à Cactus…
Terres inspirantes
Cet engouement a sans doute un peu déteint sur la production d’auteurs français… De jeunes plumes se jettent dans ce bain glacé, souvent séduites par l’étrangeté des terres gelées, mélangée à l’ordinaire des vies qu’elles abritent. « Les sociétés nordiques nous fascinent par leur mélange si spécifique de familiarité et d’exotisme », dit le Nantais Mo Malø (lire son interview ci-dessous), attendu aux Boréales en novembre, et qui a jeté son dévolu sur le Groenland (Après Qaanaaq et Diskø, il publie Nuuk à La Martinière).
À l’instar de Mo Malø et Sonja Delzongle au Groenland, Ian Manook en Islande, Olivier Truc en Laponie…, une vague d’auteurs français s’empare de ces décors où se nichent de nouvelles confluences entre géopolitique, questions sociétales, corruption, enjeux écologiques… « Mon envie de me lancer est venue de ma fascination pour le Groenland et l’importance qu’il revêt dans le monde d’aujourd’hui (enjeux climatiques, énergétiques, politiques, etc.) », développe Mo Malø.
Nouveaux thèmes
Autre preuve de vitalité : la capacité de renouvellement du genre, pointée par Sophie Peugnez. « Les thèmes habituels, comme les difficultés familiales, les secrets, les addictions chez les jeunes, sont progressivement remplacés par des sujets d’actualité comme la corruption, l’écologie, le harcèlement… Comme dans Trahison, le dernier livre de l’Islandaise Lilja Sigurðardóttir. » Son éditrice, Anne-Marie Métailié, confirme avoir été embarquée par ce texte, « ancré dans les réalités du moment comme les questions de genre... On suit les aventures d’une femme issue de l’humanitaire qui devient ministre. Face à une nomenclature politique qui veut lui faire la peau. C’est Borgen ! »
Lire l'interview complète d'Anne Marie Métailié
À l’affût des nouvelles productions, le bibliothécaire David Pocholle confirme : « Les récits deviennent plus rugueux et j’observe une plus grande porosité entre les genres. L’Islandais Ragnar Jónasson résume bien cette tendance, avec Snjór (Points Seuil, 2016), polar captivant où le policier est un ex-étudiant en théologie, où chaque personnage est ombre et lumière. On peut citer aussi le Finlandais Antti Tuomainen ou la Suédoise Camilla Grebe. »
Sous la glace, la littérature polaire est un bouillonnement permanent.
Le poids de l’Islande
« En France on constate un essor des publications islandaises. C’est lié à la présence de traducteurs : pas de traducteur, pas de diffusion. En dehors de moi, il y a aujourd’hui Jean-Christophe Salaün, qui vit aussi à Caen, ou Catherine Eyjólfsson, basée en Islande. Tous les trois nous publions beaucoup.
C’est un pays où la BD et la littérature jeunesse sont quasi inexistantes. Par contre, beaucoup écrivent de la poésie, c’est une spécificité, même si ça reste assez confidentiel en diffusion. Malgré tout, les bibliothèques les achètent. L’Islande produit aussi pas mal de biographies et autobiographies. Globalement beaucoup de livres y sont produits, avec 800 sorties par an. Rapporté aux 360 000 habitants, c’est beaucoup. »
Mo Malø : « Un mélange de familiarité et d’exotisme »
L’auteur de Nuuk (La Martinière), suite de Qaanaaq et Diskø, figure parmi les auteurs français inspirés par les atmosphères polaires.
Comment expliquer l’engouement du public pour le polar nordique ?
Je le constate et le partage plus que je ne l’explique. Je pense que ces polars reflètent inévitablement les sociétés dont ils sont issus. Et je suppose que celles-ci fascinent sous nos latitudes par leur mélange si spécifique de familiarité et d’exotisme. Ces pays sont à la fois proches géographiquement et en termes de fonctionnement, et très différents du nôtre en termes de culture et de climat. Ce cocktail contradictoire explique probablement notre attirance.
Comment en êtes-vous arrivé à écrire vous-même des polars nordiques ?
Pas en me disant que je m’inscrivais dans le genre ! Mon envie de me lancer dans la série Qaanaaq est venue de ma fascination très spécifique pour ce pays réellement à part qu’est le Groenland, un ovni sur nos planisphères. Ce qui le rend unique, ce n’est pas que sa taille et son isolement, mais bien ce grand écart entre l’image que nous en avons a priori – celle d’un gros glaçon vide et sans histoires – et l’importance qu’il revêt en réalité dans le monde d’aujourd’hui (enjeux climatiques, énergétiques, politiques, etc.). C’est ça que j’ai eu envie de partager avec les lecteurs.
Le polar nordique a-t-il été pour vous une porte d’entrée vers une littérature nordique plus large ?
Par nature j’ai des goûts éclectiques. Même dans le polar, je suis loin de ne lire que des Nordiques. Mais en effet, cet univers nordique m’a conduit à découvrir des auteurs que je n’aurais sans doute pas lus sans cela. Je pense en particulier au Norvégien Karl Ove Knausgaard et son incroyable autobiographie-fleuve.
Pensez-vous que la littérature nordique « blanche » soit suffisamment connue en France ?
Pour l’instant, sauf cas ponctuels comme celui mentionné ci-dessus, j’ai le sentiment qu’elle est assez méconnue. Ou plutôt, et je ne sais pas s’il faut s’en réjouir ou le déplorer, l’intérêt des lecteurs français semble surtout se porter sur le polar. Mais on peut espérer que celui-ci finisse en effet par faire « passerelle ». Peut-être manque-t-il aussi à notre époque un succès comparable à celui du Monde de Sophie en son temps, pour tirer dans son sillage d’autres auteurs de littérature nordique.
Les Baltes aussi
Eux aussi sont nordiques : les pays baltes (Estonie, Lettonie, Lituanie) affichent une vie littéraire protéiforme, à l’image de l’Estonien Indrek Hargla, figure montante du polar teinté de science-fiction.
Dans un registre plus classique, des ouvrages récents ont marqué les esprits : L’Homme qui savait la langue des serpents, de l’Estonien Andrus Kivirähk, ou Vilnius poker, de Ričardas Gavelis (Lituanie)… Tandis que paraîtra prochainement en France le best-seller letton Soviet Milk, de Nora Ikstena (Lettonie).
Malgré la difficulté à trouver des traducteurs, la littérature balte inspire aussi des éditeurs normands. Le Lituanien Valdas Papievis est publié au Soupirail (Un morceau de ciel sur terre). Chez Møtus, Le Garçon au cœur plein d’amour est illustré par Stasys Eidrigevičius. Pour Les Boréales 2004, les PUC ont publié Cette peau couleur d’ambre, un recueil de nouvelles Lettonnes. Plus récemment, en 2018, Passage(s) sortait Le Jour où j’ai appris à voler, d’Indrek Koff…
Normandie Livre & Lecture veut aujourd’hui contribuer à tisser plus de liens entre Normandie et pays baltes, en facilitant l’accès des éditeurs régionaux aux catalogues baltes. Résidences et invitations croisées devraient se développer dans un avenir proche. À suivre…
>>> Normandie Livre & Lecture organise un événement en ligne du 19 au 23 octobre 2020 autour de la littérature lituanienne.
Agneta Ségol : « Encore beaucoup d’écrivains à découvrir »
« La littérature nordique se fait une belle place, particulièrement en Normandie… Mais il reste encore beaucoup d’écrivains et d’œuvres à découvrir. Je suis ravie pour les polars, je me souviens de mon enthousiasme à la lecture de Roseanna, premier volume de la série Roman d’un crime, du couple Sjöwall-Wahlöö, qui a jeté les bases d’un roman policier critique, politique et socialement engagé. Mais je pense que le succès du polar nordique est aussi au détriment d’autres genres. […]
Je regrette qu’un auteur tel que Henning Mankell soit surtout connu en France comme auteur de polars. Il ne faut pas oublier son théâtre, sa « littérature blanche » ou ses livres jeunesse. […]
En Suède, nous avons aussi une auteure de romans graphiques extraordinaire, Liv Strömquist. Je citerai encore Tomas Tranströmer, ou la poésie de Kristina Lugn. Je tiens aussi à mentionner Ædnan (Sápmi-épopée) de Linnea Axelsson, poème de 800 pages qui retrace l’histoire moderne du peuple Sámi. »
Retrouvez l’intégralité des interviews
Retrouvez des conseils de lecture à déguster au chaud cet hiver…
Suivez le guide !
Créé à l’occasion du festival Les Boréales 2019, Empreintes nordiques propose une sélection d’œuvres et d’ouvrages de la bibliothèque de Caen, dans divers domaines. Le polar et la littérature blanche y occupent deux chapitres copieux. On doit ce guide aux bibliothécaires de la bibliothèque Alexis-de-Tocqueville.
« Nous voulons montrer la diversité nordique, y compris celle des pays baltes, insiste David Pocholle, coordinateur du projet. On y trouve nos coups de cœur, à travers une centaine de références qui vont des classiques aux nouveautés. » L’édition 2020 est attendue pour l’automne, enrichie d’une version numérique. Gratuit !