Julie Douard a publié en avril La Chair des vivants (P.O.L). Un troisième opus où la romancière délivre le même plaisir à faire vivre des personnages à la présence sonore palpable. Elle nous dit ce que le verbe écrire signifie pour elle, et quels sont les noms que porte celui qui, dans son dialogue avec la page blanche, s’extrait du monde pour mieux nous le restituer.
Bio express - Julie Douard
Après deux romans remarqués, Après l’enfance (2010) et Usage communal du corps féminin (2014), publiés chez P.O.L, Julie Douard a fait paraître en avril dernier, chez le même éditeur, La Chair des vivants. Elle enseigne la philosophie depuis plusieurs années en lycée.
Rencontrer Julie Douard après qu’on a eu lu ses romans, c’est vivre l’expérience d’une confirmation : c’est bien elle. Ce timbre de voix, cette franchise du geste et de la phrase, cette aisance du verbe, facile, comme on le dit des funambules qui semblent se jouer de la corde d’acier sur quoi ils virent et voltent : c’est elle. On dirait volontiers de ses romans qu’ils se lisent à haute voix. La romancière parle ses livres, fait sonner les paroles des personnages, et les Henri, les François, les Marie Marron ou Gustave Machin acquièrent une présence sonore palpable. Cette comédie humaine, petit manège au pays des gens moyens – Michon aurait dit « des vies minuscules » –, est éminemment théâtrale. Julie Douard, dès sa vie de lycéenne et d’étudiante, a écrit des pièces, jouées et montées. La romancière a conservé, dans le phrasé de ses histoires, la mélodie de la scène, le drama des situations et des péripéties, le claquement de la réplique qui fait punch. Elle le dit dans un franc sourire, mais oui, évidemment, elle aime Jacqueline Maillan et Blanche Gardin.
La Chair des vivants se donne comme un texte de l’inconvention. Risquons le néologisme pour nommer un roman à la fois fort peu conventionnel et délibérément inconvenant. À l’heure où le ton est donné par le sentimentalo-parisien suant le feel good, ou à l’opposé par le trash de l’autofiction, Julie Douard prend des chemins moins balisés. Elle conjugue la farce et la fable. La farce, parce qu’il faut rire du monde, si on veut le bien dire. Dans la tradition des ironistes, de Rabelais à Swift, de Sterne à Kundera, qui font entendre la petite musique de la mise en question, acide et dérangeante. Douard nous montre une petite entreprise où la seule crise, molle et banale, est la médiocrité. Henri le faux winner, Michel le tyranneau de bureau, Michon le vilain vraiment pas beau. On les connaît, mais grâce à la romancière on va les reconnaître. Ils pataugent, ludions dérisoires, dans un quotidien plan-plan. Par la grâce du roman, il leur arrivera quelque chose, un lien, un je-ne-sais-quoi qui les transformera…
Farce, parce que l’humour est constant, sans quoi la vie serait une erreur. Julie Douard aime le zeugma, parce que l’alliance des insolites crée un saugrenu qui dévoile l’autre côté du miroir.
Et fable, parce que la littérature est un chemin de connaissance. Julie Douard, professeur de philo à Bayeux, se garde bien de barder de concepts ou de larder de notions ses récits aériens. La philosophie est ce qui reste à penser quand le livre est fini. Quelle liberté est la nôtre ? De quels déterminismes suis-je le jouet ? Qui subit, qui choisit ? Le texte est ouvert, offert à ce point d’orgue qui est le signe, comme le voulait Platon, de la vie examinée.
Des projets ? On n’en saura rien, et tant mieux. Janvier et sa rentrée littéraire ? Julie regarde l’événement avec autant d’intérêt que de détachement. Elle sait l’effervescence des maisons d’édition, le branle-bas des étals de libraires, la cohue des auteurs dans les médias. Ainsi va la vie du livre, tout auteur se réjouit de cette belle vitalité… Une dernière confidence : la naissance du roman. Ni plan bien conçu, ni personnage phare, ni thèse installée : Julie Douard laisse faire les mots. Une phrase lui vient, comme s’invite un ami, s’impose et s’écrit (crayon ou ordi, tout lui va). C’est le sésame. C’est la clef, l’affaire est lancée. La page va se dérouler, comme se gonfle en congère la boule de neige première, cueillie du poing au bord du chemin. Et le livre se fera, de scène en acte, de personnages en situations, de répliques en trouvailles. Cela va prendre force et forme, s’exprimer, se dilater, vivre sa vie de livre. Il faudra un titre à cet enfant du démiurge, un titre qui dise sa geste et sa gestation. La Chair des vivants : pas mal, pour une couverture. Lettres bleues sur fond blanc.
Franck Lanot