C’est un roman qui installe le cœur de son histoire à Cherbourg. Il n’est pas choral, mais polyphonique, puisque les protagonistes, tous tiraillés par les contrariétés de la vie, y apparaissent souvent seuls, parfois par deux : Lina, Guillaume, Agnès, Joséphine, Jimmy et Ginette, sa chèvre, puis… Argos, chien de Lina et fil d’Ariane du récit qui, un temps, lorsque Lina tente de s’enfuir sans succès pour l’Angleterre sur un car-ferry, est recueilli par Guillaume et devient Cabot. C’est un roman des quatre-saisons, comme on le dit d’un marchand, parce qu’il est fait de couleurs, extérieures et intérieures. Saisons qui scandent également l’organisation du texte, découpé en Automne – Hiver – Printemps – Été.
Chacun ici déambule, sa solitude rivée au corps. Une solitude douloureuse puisqu’elle se déploie au milieu des autres, semblant à jamais engluée en elle-même, comme empêchée par le sort, l’histoire personnelle, les contrariétés, une forme de misère discrète ou violente qui coule sous la peau et retient le pas qui pourrait être franchi afin de toucher un petit coin de bonheur.
Cherbourg et ses environs, au bout de cette presqu’île qui montre l’Angleterre du doigt en s’extrayant du continent vers le nord, y sont merveilleusement (d)écrits. Sylvie Lemonnier connaît son Cotentin et sait en faire un personnage à part entière : personnage de nature qui fait surgir au fil de l’écriture – alternant phrases brèves, avec ou sans retours à la ligne, et d’autres, tout aussi précises, mais qui prennent leur temps – un personnage de chair. Ainsi l’évocation de la plage de Collignon où Joséphine vient en été tenter de retrouver Jimmy, le garçon aux tâches de rousseur qui lui avait ouvert son container de fortune un jour d’hiver avant que les poses pour des photos de mode ne l’emportent dans un évanouissement glacial.
« Finalement, elle est bien agréable cette plage, longue et plate, flanquée de digues épaisses accrochées d’algues et de rochers. Les familles s’étalent. Les enfants vont et viennent. Des dunes jusqu’à l’eau. Et de l’eau jusqu’aux dunes. Pour construire des forts et des châteaux que la mer reprend dès qu’ils auront le dos tourné avec leurs pelles et leurs seaux vides. Les paniers sont pleins de goûters, de crèmes solaires, de bouteilles fraîches.
Il fait si beau aujourd’hui.
Le vent léger – qui d’habitude gêne Joséphine, la décoiffe et la fait frissonner –, le vent léger caresse ses épaules et l’atmosphère n’a jamais été aussi claire.
On respire grand.
On y voit loin. »
C’est l’étendue qui donne cette lumière. L’étendue sans obstacle qui, à cette heure, laisse au soleil toute la place sur la plage et la mer. Il y a au loin un car-ferry qui part et des voiliers qui rentrent. Deux nuages perdus, peut-être hypnotisés, observent en silence le rivage qui tremble.
Mais, parler d’un livre que l’on a lu et aimé impose la retenue. Juste donner envie sans abondamment décrire, sans lever le voile de la réalité de la fiction. Une petite touche une amorce, un fil à tirer pour le lecteur à venir, afin qu’il puisse intimement dérouler, déplier, resserrer l’histoire au sein de la langue que propose l’écrivaine.
Tout le monde sait cela, c’est, au final, le lecteur qui termine le livre en le passant au tamis de son cerveau, de sa propre histoire et de ses émotions. Et chaque lecteur fabrique finalement son propre livre.
Dominique Panchèvre
Les saisons et autres contre-temps - Sylvie Lemonier, Le Vistemboir, 2018