L’enfer a-t-il vécu ? Celui de la Bibliothèque nationale avait pourtant construit sa légende et s’était fait quelques émules. Jusqu’en 1969 – admirons l’à-propos – date à laquelle fut close la cote « enfer ». Après les débordements de l’année précédente, les bonnes mœurs n’avaient plus assez de crédit pour que ces ouvrages licencieux leur fussent contraires.
Par Bernard Huchet, conservateur de bibliothèque
Si curieux que cela paraisse, on doit à l’abbé Grégoire la paternité lointaine de l’enfer, pour avoir, à des fins pédagogiques, plaidé la conservation de quelques exemplaires des livres interdits pour immoralité par la justice, comme on rassemble des poisons dans les cabinets d’histoire naturelle. Il ne s’agissait donc pas de flatter les penchants pervers de quelques lecteurs avertis, mais de rassembler du matériau pour apprécier après coup, par les preuves de son contraire, la qualité morale d’une époque.
Apparu progressivement dans la première moitié du XIXe siècle, ce classement dans l’enfer ne visait pas seulement des livres condamnés, mais aussi tous ceux « dont on pense que la lecture est dangereuse », regroupés dans un « endroit fermé », comme le dit le grand Larousse en 1870. C’est l’occasion d’explorer deux évidences dont nos convictions collectives ne reconnaissent plus guère aujourd’hui le premier degré : d’une part, qu’il est de la mission des bibliothécaires d’exercer à leur guise une police des mœurs, et d’interdire aux lecteurs, pour ce motif, l’accès à certaines collections ; d’autre part, qu’il est judicieux de conserver sur place à d’autres fins que la consultation, dans un local sérieusement verrouillé, des ouvrages pouvant nuire à l’orthodoxie de la pensée, voire à l’ordre public.
Une fascination pour l’obscène
C’est ce paradoxe – on condamne, mais on conserve – qui donne tout son charme à l’enfer, et fait déplorer qu’on soit dispensé d’en constituer encore aujourd’hui. Il implique l’intervention d’un arbitraire local, avec un droit personnel de censure à l’encontre d’œuvres qu’il considère comme licencieuses. Mais cette licence elle-même, et le jugement qu’elle provoque, sont définis par une société dont ils constituent l’envers, et donc le révélateur profond. D’ailleurs, les fantasmes que provoque dans le public d’un établissement l’existence d’un enfer sont significatifs et souvent dépassent de beaucoup l’ignominie véritable des collections en cause. Car il existe une fascination permanente pour l’obscène, quand même elle se déguise en intérêt souriant pour le pittoresque langagier de la pornographie : Les Délices du cloître, Le Chatouilleur des dames, Serrefesse ou le Bordel apostolique recevaient ainsi des succès d’estime qu’une lecture attentive n’aurait peut-être pas confirmés.
De l’avantage de l’enfer…
Mais notre époque voit aussi fleurir des romans explicites qui n’ont pas de points à rendre à leurs prédécesseurs. Les acquérir et les classer dans un nouvel enfer valoriserait leur existence, et rendrait hommage au pluralisme littéraire dont ils sont les témoins éloquents, même condamnés ou méprisés. S’il est vrai, comme l’affirmait Jean-Jacques Pauvert, qu’il n’est pas d’œuvres « mais seulement des lectures érotiques », dont la responsabilité n’incomberait pas moins au lecteur qu’à l’auteur, une bibliothèque publique ne devrait pas s’affranchir des missions d’éducation esquissées voici deux siècles par l’abbé Grégoire, et priver son public d’expérimenter les troubles et les frissons de l’interdit. Constituer un enfer, et l’enrichir avec assez d’humour et de pertinence, aurait ainsi l’avantage de manifester qu’au lieu du déferlement vulgaire et sans aveu de la pornographie numérique, il reste encore en littérature, comme dans la vie, d’autres bastilles à prendre et d’enivrantes libertés à conquérir.
Une idée de conservateur
Comme l’ont expliqué les commissaires de l’exposition Éros au secret, à Tolbiac en 2007-2008, l’émergence d’un « enfer » à la Bibliothèque royale n’est pas le fruit de consignes politiques, en réaction à une littérature libertine déjà florissante aux siècles précédents. Si ce terme à forte connotation religieuse a figuré sous la monarchie de Juillet dans les marges des inventaires pour désigner les ouvrages de cabinet, c’est-à-dire ceux qui semblaient menacer l’équilibre moral de la bonne société, c’est bien de la seule initiative des conservateurs, et précisément de Paulin Richard (1798-1871) vers 1845. Cet estimable collègue d’origine ruthénoise avait eu la tentation d’établir, avant le règne définitif de Léopold Delisle, un catalogue général des imprimés. L’enfer ainsi constitué comprenait des livres saisis par la justice, mais aussi prélevés sur le dépôt légal en raison de leur contenu.