Les trésors d’un grand libraire

Il a frayé avec les plus grands artistes du XXe siècle. Richard Anacréon, grand libraire et collectionneur, a légué à sa ville une collection unique, visible au musée d’Art moderne qui porte son nom. On y fêtera cette année le 150e anniversaire de la naissance de Colette et le 100e de la parution du Blé en herbe. L’occasion d’y (re) découvrir un fonds d’œuvres d’art et d’éditions exceptionnelles.

Agnès Babois et Cindy Mahout

Né en 1907 à Granville, où il décède en 1992, Richard Anacréon était un personnage étonnant. À 17 ans, il quitte Granville pour tenter sa chance à Paris, et entre en 1925 au journal Le Petit Parisien, où il côtoie écrivains et poètes qui publiaient leurs écrits en feuilletons dans la presse.

 

Le bibliophile et ses éditions « truffées »

En 1940, il ouvre une librairie baptisée L’Originale en plein quartier Latin, et se spécialise dans la vente d’ouvrages en édition originale. L’Originale est un lieu de passage, où de nombreux artistes aiment à s’arrêter. Son renom est en outre facilité par le triple parrainage de Valéry, Colette et Farrère. Anacréon est l’ami de tous, et sa boutique est de plus en plus animée et fréquentée : Jouhandeau, Fargue, Utrillo, Derain, deviennent des visiteurs réguliers, auxquels s’ajouteront par la suite Cendrars et son éditeur Grasset, Claudel, Carco, Reverdy, Genet, et Mac Orlan, pour ne citer qu’eux.

Richard Anacréon © DR

Dans les années 1980, Anacréon fait don à sa ville natale de sa collection composée d’environ 280 œuvres d’art et de 550 éditions, dont les trois quarts sont « truffées » de petits mots, de dédicaces, de fragments de manuscrits (voir encadré)... Un ensemble sans équivalent. D’illustres artistes du début du XXe siècle figurent dans cette collection : Derain, Van Dongen, Vlaminck, Utrillo, Laurencin, Signac, Friesz, Cross, Luce. Les livres sont des éditions rares et les grands noms sont nombreux : Apollinaire, Barbey d’Aurevilly, Cendrars, Cocteau, Claudel, Colette, Farrère, Duhamel, Genet, Jouhandeau, Loti, Mac Orlan, Montherlant, Suarès, Valéry.

Une année sous le signe de Colette

Richard Anacréon a légué de nombreux ouvrages et écrits de son amie Colette : livres en éditions originales, souvent dédicacés et eux aussi truffés de correspondances, dessins et manuscrits. Jusqu’à cette Fin de Chéri dans laquelle Colette écrivit de sa main les 32 pages d’un chapitre oublié par l’éditeur ! Les fonds Colette représentent l’ensemble le plus important au sein des collections du musée et des acquisitions d’éditions illustrées l’enrichissent régulièrement.

L’année 2023 donne au musée l’occasion de fêter un double événement : le 150e anniversaire de la naissance de Colette ainsi que le 100e anniversaire de la parution du Blé en herbe, l’un des ouvrages les plus célèbres de l’écrivaine et le premier signé de son seul nom.

Prenant pour décor la côte cancalaise, Le Blé en herbe raconte, le temps d’un été, l’histoire amoureuse de deux adolescents, Vinca et Phil, bouleversée par l’arrivée de la « Dame en blanc ». Celle-ci, bien plus âgée qu’eux, entreprendra l’éducation sentimentale et sensuelle du jeune homme. Publié sous forme de feuilleton dans le journal Le Matin durant l’été 1922, censuré après le 15e épisode, car jugé trop équivoque par la rédaction, Le Blé en herbe est aussi un récit aux accents autobiographiques.

Une exposition-dossier aborde les différents aspects de ce roman : Rozven, la maison de vacances en Bretagne qui servit de décor à l’histoire ; le parfum de scandale lié à l’histoire personnelle de Colette et de son beau-fils, Bertrand de Jouvenel ; la gloire littéraire des années 1920 ; les liens avec Chéri, paru trois ans plus tôt ; et l’adaptation cinématographique réalisée par Claude Autant-Lara en 1953.

Des prêts exceptionnels de la Maison de Colette à Saint-Sauveur-en-Puisaye complètent les collections du musée pour l’événement.

MamRA / Musée d’Art moderne Richard-Anacréon

Place de l’Isthme (Haute Ville) - 50400 Granville - 02 33 51 02 94

musee.anacreon@ville-granville.fr

Le musée sera ouvert du 4 février au 5 novembre 2023. L’exposition autour de Colette sera visible durant toute cette période.

Des truffes sous les reliures

Les « truffes » font la singularité de la collection Richard-Anacréon. Elles se cachent dans les trois quarts des ouvrages conservés au musée. Le libraire passa des dizaines d’années à obtenir de ses amis artistes et y glisser sous les reliures somptueuses ces dédicaces, dessins, courriers, ou extraits de manuscrits relatifs au livre-réceptacle.

Une dédicace de Colette : l’une des nombreuses « truffes » qui rendent exceptionnelles les collections de Richard Anacréon. © Benoit Croisy, coll. Ville de Granville

Colette, une femme moderne au MamRA

Pour Richard Anacréon, « l’édition originale n’est pas suffisante en soi. Elle doit être enrichie de pièces autographes et de documents significatifs qui se rapportent à l’ouvrage et lui donnent une âme, une couleur ». Le plus édifiant est sans conteste cet exemplaire de La Fin de Chéri, l’un des quarante-cinq mille de la première édition Flammarion de 1928. Le livre est offert par Colette à Anacréon pour le remercier du présent d’un gigot lors des jours de disette de 1944. Comme le volume est amputé par mégarde, Colette a recopié de sa main les pages manquantes, sur feuillets bleus in-12, qu’elle termine par cette dédicace : « … Avec l’étonnement d’un auteur qui, réfractaire à toute bibliophilie, n’en revient pas de voir un livre auquel il manque trente-quatre pages être plus coté qu’un roman complet ! » Cet exemple illustre toute la plus-value des témoignages recueillis par Anacréon en marge des éditions rares.

C’est dans cet esprit du libraire proche de Colette que la collection nous ouvre les portes de son intimité. Anacréon enrichit sa bibliothèque de ses dédicaces et correspondances. Le musée offre ainsi des pièces uniques. Les visites sont régulièrement complétées par des concerts et des mises en lumière de ses écrits, comme la lecture par Annie Abel, lors des Nuits de la lecture en 2021, d’une lettre de Colette à son amie actrice Marguerite Moreno, en date du 22 janvier 1924. Colette y décrit avec autodérision sa découverte des joies de la glisse, sa première expérience du ski. S’ajoute aussi la présentation de Brigitte Richart des Quatre Saisons, extrait de Pour un herbier, illustré par Raoul Dufy, qui montre que Colette n’avait pas son pareil pour décrire des fruits, des plantes et des jardins. Cette édition rare est aujourd’hui accessible pour la joie de tous en fac-similé. Enfin, entrer au MamRA, c’est découvrir Colette femme forte, malicieuse et moderne.

Sources : Archives du Monde, Guy Porte, 13 décembre 1973.

Pour un herbier, Colette, Raoul Dufy, fac-similé, Citadelles & Mazenod, 2021.

[Patrimoine] Musée d’Art moderne Richard-Anacréon (MamRA) de Granville