Les lecteurs déconfinés se rueront-ils cet été sur les rayons BD, frustrés de tant d’attente ?
Locomotive des ventes en France, le 9e art attire un public grandissant et bigarré, des dévoreurs de planches aux lecteurs occasionnels. Genre de moins en moins cloisonné, en interactions de plus en plus nourries avec la littérature, il est aussi un outil de médiation à ne pas négliger, autant qu’une passerelle vers le livre.
Laurent Cauville / aprim
De la classique série franco-belge au roman graphique, les productions se diversifient et l’audience s’élargit sur la planète BD. Le rapport livré en 2019 par Pierre Lungheretti au ministère de la Culture, le souligne. (La bande dessinée, nouvelle frontière artistique et culturelle : 54 propositions pour une politique nationale renouvelée). Avec une croissance de son chiffre d’affaires de 13 % en 2017, « c’est le deuxième segment le plus dynamique du marché du livre en France et l’une des pratiques culturelles les plus importantes des Français, notamment auprès des jeunes et des femmes ».
Un rayon phare chez les généralistes
Dans les rayonnages sont apparus de nouveaux formats. On parle à tout-va de « roman graphique », la bande dessinée propose aussi des reportages, des autobiographies, des adaptations littéraires, des documentaires...
À Rouen, dans sa librairie spécialisée, Fred Sendon (Au Grand Nulle Part), l’un des papes de la BD alternative en région, déplore un peu cette surproduction, « d’autant qu’elle ne profite pas aux auteurs, qui eux sont de plus en plus précaires ». Il observe un changement de paysage, près de vingt ans après avoir créé son lieu. « Certaines niches d’hier sont devenues populaires. Par exemple, récemment un album très graphique comme In Waves (Casterman, 2019) a bien marché, ce qui n’aurait pas été le cas il y a vingt ans. » L’empreinte d’un lectorat nouveau, dont une partie non négligeable est préalablement passée par la case littérature. Les rayons bandes dessinées ont en effet pris du poids ces dernières années chez les libraires généralistes, générant du chiffre d’affaires avec une offre qui a converti un nouveau public. « On a vu arriver de nouveaux éditeurs, de nouveaux auteurs, de nouvelles formes narratives..., abonde Fred Sendon. Les Riad Sattouf, Marjane Satrapi, Joan Sfar ou Pénélope Bagieu sont visibles médiatiquement, et rencontrent leur public, à quelques mètres des romans. »
Un premier pas vers la lecture ?
Longtemps vue comme une sous-culture de strict divertissement, la BD semble donc n’avoir jamais été aussi proche du livre. Pour beaucoup moins effrayante qu’un long tunnel de mots sans images, a-t-elle pour autant le pouvoir de donner le goût des textes ? Pierre Lungheretti estime qu’elle est encore pour les jeunes « un outil d’apprentissage de la lecture et l’un des premiers contacts avec le livre ».
Pour Dorian Duron, référent BD pour les 13-18 ans à la bibliothèque Alexis-de-Tocqueville de Caen, « il y a aujourd’hui une grande porosité entre littérature traditionnelle et bande dessinée. Certaines BD font directement référence à des œuvres, à des écrivain·e·s. Ces derniers temps, beaucoup d’albums adaptent des textes classiques ou des romans récents ».
Chez Fred Sendon, aucun doute non plus sur les interactions entre les genres. « Lire de la BD, c’est un bon pas pour lire de tout. Sans parler des bonnes adaptations de romans, de plus en plus fréquentes et qui jouent un grand rôle, comme récemment celles de Sukkwan Island (David Vann) ou de Dans la forêt (Joan Hegland) : elles amènent le lecteur à découvrir un auteur et lui donnent l’occasion de partir à sa rencontre. »
Un lectorat élargi et féminisé
Qui est le lecteur de BD en France ? Selon une étude de 2017 du Syndicat national de l’édition et l’Institut GFK, son âge moyen est de 41 ans, il est issu à 48 % de CSP +, il pratique pour 16 % l’achat d’occasion et très peu l’achat numérique (2 %). « Mon meilleur client est une cliente », remarque le libraire Fred Sendon, à Rouen. Pas seulement chez lui, car aujourd’hui 53 % des lecteurs sont des femmes.
Si la majorité achète de la BD franco-belge (6,9 millions d’acheteurs), les plus gros segments du marché aujourd’hui sont les mangas (103 M€, + 3 %) et la BD de genre, dont les romans graphiques (188 M€, + 15 %).
Un potentiel pédagogique sous-utilisé
La BD est-elle un vecteur d’éducation artistique et culturelle pleinement reconnu ? Non, répond en substance le rapporteur Pierre Lungheretti : « Elle continue de se heurter à un plafond de verre et sa prise en compte institutionnelle demeure inaboutie », écrit-il, plaidant pour un plus grand volontarisme des politiques. « Les quelques expériences existantes en matière d’éducation artistique et culturelle sont plébiscitées par les équipes éducatives et leurs partenaires, dit le rapport. Le potentiel est considérable. Il convient de l’exploiter pleinement, en inscrivant de manière structurelle le 9e art dans les dispositifs du ministère de l’Éducation nationale, et renforcer la formation et la certification des enseignants. »
Côté outils, ces derniers – ainsi que les médiateurs culturels – disposent depuis 2009 d’un PREAC (Pôle de ressources en éducation artistique et culturelle) « bande dessinée », basé en Charente, qui organise un séminaire annuel de formation et contribue à la production de ressources pédagogiques et d’expositions itinérantes.
« Un éveil à la culture et à l’imaginaire »
Si la BD n’apparaît que très tardivement dans les programmes officiels d’enseignement, le tableau n’est pas pour autant totalement noir. « Les opérations éducatives avec le 9e art sont montées progressivement en puissance ces dernières décennies. Elles ont démarré avec le Festival d’Angoulême, qui a lancé dès 1975 un concours scolaire de BD, devenu le plus important en Europe. »
Le scénariste rouennais Céka en a d’ailleurs un souvenir ému, pour avoir décroché avec une classe de Bures-en-Bray, l’Écureuil d’or au Festival d’Angoulême lors de l’édition 2004.
« Aujourd’hui la BD est rentrée dans l’école, alors que quand j’étais enfant, elle en était bannie. Depuis une quinzaine d’années, j’interviens régulièrement en milieu scolaire. L’intérêt des enseignants est manifeste. Il y a là un outil pédagogique puissant, susceptible d’amener les enfants vers la lecture. » Que ce soit en milieu scolaire ou dans les cours qu’il donne aux ateliers Terre et Feu de Rouen, Céka fait le même constat : « La BD éveille les enfants à la culture et à l’imaginaire. » Pour l’auteur qu’il est, c’est aussi une manière de sortir du confinement créatif, « sans parler du complément de revenu ». Céka va même plus loin, en développant des conférences à partir de ses albums, ou sur des thèmes larges comme le digital.
Quand la BD emmène hors les murs
La BD, levier vers la lecture et ouverture vers l’extérieur pour les détenus. Sur cette idée s’est développé depuis sept ans le prix Hors les murs, dans le cadre du festival Normandiebulle de Darnétal, organisé chaque année en septembre. Déprogrammé en 2020 comme tant d’autres manifestations, le dispositif a prouvé la place que peut prendre la BD (et plus largement le livre) dans la vie carcérale.
L’an passé, 125 détenus (un record), issus des dix prisons normandes, ont lu les albums sélectionnés et élu le lauréat du prix. Ils ont pu aussi rencontrer des auteurs, des professionnels du livre, et se sont vu remettre d’autres albums, clés vers d’autres voyages, sésames pour s’extraire quelques heures au fil des pages du statut de « détenu ».
Retrouvez toutes les informations concernant le Prix Hors les murs 2020
Repères
- 15,5 % La part de la population française acheteuse de BD, soit un peu plus de 8 millions de personnes. Un chiffre en hausse de 400 000 depuis 2015.
- 20 % La croissance des ventes de BD en France ces dix dernières années.
- 12 % Le poids du marché de la bande dessinée française en Europe, ce qui en fait le premier du continent en chiffre d’affaires.
- x 10 La production de BD en France a décuplé depuis 1996, ce qui en fait le troisième pays producteur du monde.
Source : Rapport de Pierre Lungheretti au ministère de la Culture (2019) et Institut GFK.