« Les Boréales, c’est tout sauf une institution »

© Franck Castel

Comment l’aventure des Boréales a-t-elle débuté pour vous ?

J’étais étudiant en lettres quand Eric Eydoux, le créateur des Boréales en 1992, m’a proposé un poste à l’organisation. C’était en 1994, mon premier boulot. Je connaissais alors très peu de choses sur le sujet, à l’image de la France où la culture nordique était alors beaucoup moins répandue. Hormis un frémissement dans les années 70 avec le cinéma de Bergman et le « power flower » à la suédoise, il faut attendre les années 90, avec la musique de Björk dans les bacs, ou les films de Lars Von Trier et Aki Kaurismäki, pour que cette région du monde se popularise plus largement.

Les livres nordiques souffraient aussi d’une faible audience en France il y a 30 ans ?

Oui et il faudra attendre 1995 pour que certains auteurs commencent à faire du bruit : Arto Paasilinna (Finlande), Herbjørg Wassmo (Norvège), Jörn Riel (Danemark), Björn Larsson (Suède). Le festival leur sert alors de caisse de résonance. Même si plusieurs avaient reçu le prix Nobel au début du XXe siècle, le nombre de livres traduits décolle dans ces années-là. Henning Mankell nous rend visite dès 1994, quand il commence à être publié en France. 

Le développement des Boréales est lié à ces auteurs ?

Incontestablement, mais 1994 est aussi une année charnière puisque le festival passe alors d’un simple week-end littéraire à un événement sur 10 jours, en région, qui s’ouvre à d’autres disciplines et dont l’audience s’élargit. Ensuite, le mouvement n’a fait que s’amplifier. Peu à peu les regards en France se sont focalisés sur les cultures nordiques. Nous en sommes devenus un rendez-vous de référence, sans équivalent ailleurs en Europe.

Comment décrire le lien entre Les Boréales et la Normandie ?

Je ne crois pas que Les Boréales auraient pu s’installer dans une autre région. Ici, il y a un terreau, une diaspora nordique, avec un Département de l’Université reconnu, des entreprises, et aussi un écho historique très fort, qui dépasse les vikings. Depuis longtemps, Les Boréales adorent mettre en lumière les ponts entre Normandie et pays nordiques, dans une histoire plus récente, pour activer un volet contemporain à cette relation séculaire.

On a construit notre singularité sur ce terreau. Les Boréales sont le point de convergence légitime vers les nouveautés nordiques sur le marché français pour la littérature, la musique, le théâtre, le cinéma, la danse. Les spectateurs comme les pros savent qu’une plateforme les attend ici avec un public captif.

« La Normandie a tout pour être la capitale des pays nordiques en France »

La longévité du festival était-elle pour autant prévisible ?

Non, absolument pas, car on dit que la durée de vie d’un festival ne dépasse pas les 7 ou 8 ans, et personne n’a la prétention ou l’optimisme de se dire qu’un évènement va durer. Il faut traverser les époques, les modes, les courants, les tempêtes, les alternances politiques mais aussi les crises internationales et sanitaires. Par contre, ce que l’on savait, c’était que le festival a une logique bicéphale : quand la parenthèse évènementielle se referme, au bout d’environ 10 jours, il reste des liens qui sont pérennes tout au long de l’année.

C’est ce qui fait que l’on ne repart pas de zéro. C’est pour cela que le festival est tout sauf une institution, car une institution repose sur un lieu, sur une équipe importante, sur des moyens considérables et ce sont trois critères que l’on n’a pas. Le festival s’est institutionnalisé dans les esprits, pas dans les faits. 

La place de la littérature est-elle toujours aussi essentielle dans le festival ?

C’est toujours la boussole. La littérature est là comme le socle du festival, les gens viennent de partout pour rencontrer les auteurs. L’année passée, nous avions des gens de Tunisie, du Canada, de partout en France, venus suivre les rencontres littéraires. Ce sont des fans de littérature. Il y a un public normand, qui petit à petit s’est acculturé, en tout cas qui est devenu friand de ces auteurs-là. Une vingtaine d’auteurs sur 10 jours, pour la plupart présents dans une tournée régionale (près de 60 rendez-vous littéraires) : s’il n’y avait pas de public, ça ne marcherait pas.

C’est vraiment un public à part ?

Bien sûr, c’est un public qui s’est familiarisé, qui s’est éduqué, qui a beaucoup lu. Beaucoup de spectateurs du festival nous disent qu’ils voyagent en Scandinavie, parfois plusieurs fois dans l’année. Cela veut dire qu’il a quelque chose d’attendu, il a un écho important et qui nous dépasse.

Au-delà du festival, il y a plein d’autres initiatives, avec les pays nordiques ici et maintenant.

Tout se juxtapose, s’enrichit et c’est en cela que c’est intéressant.

Quelles traces a laissé le festival dans le paysage du livre en Normandie ?

Le fond des bibliothèques est unique. Trouver autant de livres nordiques achetés années après années par les bibliothèques de la région, y compris les bibliothèques avec des moyens modestes, c’est complètement atypique. Il y a aussi d’autres exemples : le fonds du FRAC à Caen, avec tout un tas d’œuvres nordiques achetées suite à la collaboration avec Les Boréales. Et le fonds, presque jumeau, de l’Artothèque de Caen, où l’on peut retirer des œuvres nordiques issues des collaborations avec Les Boréales.

Et que dire de tous les traducteurs littéraires qui vivent dans la région, qui ont été formés à l’Université de Caen et qui ont trouvé des débouchés, parfois grâce au festival. C’est le cas d’Éric Boury et de Jean-Christophe Salaün, qui pèsent à eux deux 90% de la traduction de la littérature de l’islandaise en France. On peut citer aussi Alex Fouillet (norvégien), Marianne Ségol (suédois),  Loup-Maelle Besançon (norvégien)… Quelle ville et quelle région française peuvent abriter autant de traducteurs d’exception ?

Peut-on parler d’une esthétique ou même d’une éthique liée aux Boréales ?

La social-démocratie à la nordique, avec ce petit temps d’avance sur les usages, sur les pratiques sociétales, nous intéresse fortement. Encore une fois, on essaie d’être en conformité ou en adéquation avec ce qui se passe en Scandinavie. Faire un festival, sur plusieurs pays, sans en épouser les usages, les mentalités, les pratiques, serait compliqué. Notre travail, c’est aussi de réactiver, de rendre palpable ce lien. Et je crois qu’on a des liens encore plus forts à créer, c’est une orientation à méditer pour l’avenir.

Les pays nordiques, c’est toujours un concept à réinterroger. C’est globalement porteur de valeurs de progrès, de modernité, de parité, d’écologie, d’environnement et maintenant de durabilité. ce sont des pays qui reconnaissent ou donnent à l’enfant un statut et une place particulière dans la société, ce qui génère des politiques éducatives, vers lesquelles on regarde en permanence en France. 

Le festival est-il un étendard de ces valeurs ?

Oui, nous pensons que les bonnes pratiques nordiques sont modélisables. Je pense que les pays nordiques nous tirent vers le haut. Ce sont des pays qui ont les meilleurs modèles éducatifs au monde, qui ont les taux de corruption les plus bas du monde. Cela veut dire des choses et cela infuse dans ces sociétés, donc dans les propositions artistiques et dans les personnalités des gens que l’on reçoit. 

Il y a dans ces pays des volontés publiques sur lesquelles des gens discutent, parfois s’étripent, mais une fois que les choses sont décidées, elles se mettent en place de manière extrêmement fonctionnelle. Et il y a une forme de stabilité dans les pays scandinaves qui a contribué aussi à rendre le festival stable. Bien évidemment, les dernières élections en Suède nous alertent. Nous ne sommes pas sourds aux bouleversements qui secouent les sociétés scandinaves. Nous n'idéalisons pas ces pays mais nous les regardons bien en face avec objectivité.

30 ans de festival, la routine et l’usure ne guettent pas ?

Le renouvellement, c’est la feuille de route de tout organisateur ou tout programmateur. C’est évident, qu’au moment des 30 ans, qui est quand même un anniversaire colossal pour un festival, il y a obligation à repenser la formule et envisager un chemin de développement qui soit peut-être différent. Des idées se font jour. Beaucoup de pistes qui tournent autour de l’image, que ce soit la photographie, les séries ou le cinéma, mais aussi les images que la littérature produit. On regarde tout ça attentivement.

Et puis il y a l’actualité, les bouleversements qu’elle charrie et peut nous impacter. Depuis février et la guerre en Ukraine, beaucoup de choses ont changé en Europe du nord. Pour la Suède et la Finlande, c’est la fin de la neutralité et la demande d’adhésion à l’OTAN, des inquiétudes fortes par rapport au voisin russe. Des équilibres vont bouger, des choses vont changer. Il y a aussi les trois pays baltes, qui arrivent à un nouveau seuil de modernité.

Et puis il y a le réchauffement climatique, l’Arctique est devenu un enjeu économique, énergétique militaire avec des impacts directs sur la Norvège, la Finlande, la Suède, les Féroé aussi. Tout ça ne peut qu’impacter le festival. Le monde nordique est en première ligne aussi sur ces questions environnementales et de sécurité internationale et c’est de là-bas que des solutions peuvent advenir. Dans 20 ans, le Danemark sera totalement autonome en énergie verte.

Dans 10 ans, à quoi pourrait ressembler le festival ?

Parmi nos pistes, Les Boréales pourrait devenir un espace de débat, de regard sur des expérimentations concrètes, d’échanges de bonnes pratiques. J’aimerais que le festival génère des réflexions dont les applications le dépasseraient. La venue dans cette édition 2022 de l’architecte Oskar Norelius, qui a réalisé en Suède le premier gratte-ciel en bois, est un bon exemple. En parlant de culture, on parle de société et de vivre ensemble.

Le festival a cet avenir-là : une sorte de pont entre Normandie et Scandinavie, pour nous permettre par exemple de regarder de plus près le modèle pédagogique, environnemental. Une sorte d’outil de collaboration entre Normandie et pays du nord. La Normandie a tout pour être la capitale des pays nordiques en France. C’est un point de chute naturel. Plus qu’une vitrine, une vraie région relais. Que Les Boréales incarnent ça concrètement paraît logique. »

 

Propos recueillis par Aprim

Jérôme Rémy a été interviewé pour le dossier « Boréales, Années lumières ».

Lire l’intégralité du dossier « Boréales, Années lumières » publié dans Perluète #11

Retrouvez les interviews des autres acteurs du dossier in extenso :

[Entretien] Jérôme Rémy, directeur artistique du festival Les Boréales