Dans le cadre de son projet autour de l’écologie du livre, Normandie Livre & Lecture a décidé de donner la parole à des acteurs engagés du territoire qui œuvrent à leur manière pour un écosystème du livre plus social, plus solidaire et/ou plus durable. Ils nous livrent, à travers ces interviews, des propos inspirants.

Pouvez-vous vous présenter et présenter l’association Baraques Walden ?

Baraques Walden est un collectif d’écrivains qui s’est fait remarquer à sa création en 2020 par le projet Bowary qui était la réduction de Madame Bovary en 280 tweets. Le projet était soutenu par le festival Terres de Paroles et le Département 76. Il était labellisé Flaubert 21 tout comme celui qui a suivi avec Retours d’Orient, projet porté par l’asso, N2L et les Instituts français de Tunisie et d’Égypte. Retours d’Orient réunissait des auteurs et autrices normands, égyptiens et tunisiens. Baraques Walden, ce sont aussi les éditions numériques Baraques, spécialisées dans les projets collectifs. Les éditions Baraques seront bientôt diffusées et distribuées par Numilog.

Je suis le président fondateur de l’asso et porte à ce titre tous ces projets en plus de mon travail d’auteur. C’est parfois un peu lourd mais toujours très enrichissant (sur le plan humain). Ça me permet de faire également de belles rencontres avec des collègues écrivains, comme ceux qui vont bientôt entrer en résidence dans la cabane que j’ai construite dans le parc de l’abbaye de Jumièges…

 

Vous venez en effet d’inaugurer un lieu de résidence inédit dans le parc de l’abbaye de Jumièges, pouvez-vous nous présenter le projet ?

Avec l’aide ponctuelle de quelques amis de l’asso, la plupart artistes-auteurs, j’ai auto-construit cette cabane de 20 m² dans l’enceinte du parc de l’abbaye de Jumièges (76). Le projet est soutenu par le Département de la Seine-Maritime qui a financé les matériaux et nous a permis d’accéder à cet endroit merveilleux dans une des plus belles boucles de la Seine.

La cabane est destinée à l’accueil d’écrivains dans les conditions habituelles d’éligibilité et de rémunération (celles du CNL). Nous faisons en ce moment même plusieurs séjours tests, des mini-résidences, afin de voir comment fonctionne le lieu et comment s’y sentent nos collègues. Pour l’instant les retours sont très bons. Marie Nimier a accepté d’être la marraine de la cabane et nous en sommes très fiers. Elle viendra y passer quelques jours en décembre et, lors de son séjour, nous organisons une rencontre-signature à la librairie de l’abbaye le 21 décembre.

 

Comment avez-vous construit la cabane (matériaux, technique, moyen humain, etc.) ?

La structure est une ossature bois classique, avec un toit mono pente en bac acier. Pour l’isolation, j’ai utilisé des plaques de carton triple cannelure qui nous ont été données par l’entreprise DS Smith de Saint-Étienne-du-Rouvray. Le carton est un matériau qui a de très bonnes qualités thermiques mais aussi phoniques et mécaniques (il fait contreventement entre les montants). Il est aussi recyclable et produit localement. C’est un matériau innovant dans la construction qui peine toutefois à s’en saisir malgré toutes ses qualités, du fait, probablement, de l’expression « avoir des murs en carton » qui désigne des murs peu épais laissant passer le bruit des voisins. Mais je vous assure que lorsque vous superposez 15 centimètres de carton, le son ne passe pas ! 

La particularité de cette auto-construction, c’est que la très grande majorité des matériaux sont issus du réemploi ou du marché de seconde main. Le bois d’œuvre est principalement issu de matériaux déconstruits par l’entreprise sociale et solidaire les Bâtineurs basée à Petit-Quevilly. Ils m’ont également fourni une partie de la visserie et les fenêtres en alu (double-vitrage, bien sûr). Le bac acier de la couverture a été acheté sur le Bon Coin à un particulier à qui il restait des plaques inutilisées. Le bois de bardage (du chêne) provient d’un lot déclassé acheté à prix d’ami à la scierie de Saint-Étienne-du-Rouvray. Bref, 90 % des matériaux qui constituent la cabane auraient dû terminer à la déchetterie s’ils n’avaient pas été valorisés.

 

C’est un lieu de frugalité pour les auteurs en résidence (batterie à aller faire charger, jerricane d’eau à remplir, etc.). Ces contraintes sont-elles une adaptation au lieu ou un vrai choix de connexion/reconnexion à nos besoins quotidiens ?

Oui, il s’agit bien d’une forme de frugalité mais pour le coup, délibérément choisie par les autrices et les auteurs qui y viennent. On ne les prend pas en traitre ! Mais c’est aussi une frugalité des plus confortables car la cabane est bien isolée, chauffée (au gaz), éclairée, et on peut y cuisiner. Des toilettes sèches sont installées dans une petite pièce à l’intérieur qui sert aussi de resserre et salle d’eau. L’aspect « frugal », en somme, est dû au fait que l’électricité provient d’une station énergie Ecoflow avec batterie supplémentaire qu’il faut recharger sur secteur dans un autre bâtiment du parc ou au solaire quand le temps le permet. L’eau est quant à elle amenée par l’auteur dans des jerricans de 10 litres qu’il doit transporter (avec un diable) depuis un robinet extérieur dans le parc. 

J’ajoute que l’abbaye est accessible en transports en commun depuis le centre de Rouen grâce à la ligne régulière (le 530) et le système de navettes Filo’r du réseau Astuce. Grâce un partenariat avec le marchand de cycles d’occasion Zenavelo, nous mettons un vélo hollandais à disposition des résidents.

 

Quel impact ce lieu peut avoir sur le geste d’écriture des auteurs invités ?

Notre asso emprunte le nom Walden à l’écrivain Henri David Thoreau. Il fait partie des classiques en Amérique du Nord mais il est un peu moins lu en France. Thoreau raconte dans son livre Walden son expérience d’auto-construction d’une cabane et de son séjour de deux ans et deux mois au bord de l’étang Walden dans le Massachussetts entre 1845 et 1847. Mais Walden est surtout un très beau livre sur la nature et sur le lien profond que son auteur trace entre les choses simples de la vie, comme jardiner, scier une planche ou admirer une fleur et les plus hautes exigences morales et intellectuelles.

Le Thoreau de Walden est très proche du Rousseau des Rêveries. Il peut aussi en agacer certains par son côté prêchi-prêcha et son puritanisme mais il faut alors le restituer dans son époque et dans le fait sans doute que l’hétérosexualité ne l’intéressait pas. Mon ami Arno Bertina, qui m’a donné un coup de main lors de la construction et qui fait partie de l’asso, déteste par exemple Thoreau auquel il préfère John Muir, dans son livre génial Je suis une aventure. J’ai lu aussi récemment un livre magnifique de Georges Picard, le Sage des bois, qui se moque gentiment de Thoreau. 

Alors bien sûr, on n’est pas obligé d’aimer Thoreau pour venir dans la cabane. On essaie parfois d’être plus ouvert que lui. Mais écrire dans un endroit comme la cabane, dans le sous-bois d’un parc à la beauté impressionnante comme l’est celui de l’abbaye, cela peut être véritablement une source d’inspiration. On peut à la fois s’y sentir totalement à l’abri de l’agitation et de la vanité du monde et rencontrer des gens. Un lieu comme celui-là permet d’être disponible et attentif à soi-même et donc à la nature et aux autres, choses qui ne nous sont guère accessibles dans notre monde saturé de sollicitations où au final nous ne parvenons plus à fixer notre attention plus de quelques minutes sur un objet, un peu comme des enfants de maternelle, mais la fraîcheur et la beauté poétique en moins.

 

Normandie Livre & Lecture porte une mission sur l’écologie du livre pour imaginer une filière du livre qui soit sociale, durable et solidaire. Est-ce que cette cabane de résidence est pour vous un geste écologique (social, solidaire, durable) ?

Oui, ça l’est sans doute mais ce n’était pas un credo à l’origine. Il était important pour moi de trouver un mode de construction accessible et peu coûteux qui puisse être reproduit. Nous vivons encore dans un monde de gaspillage inouï. Nous nous épuisons à produire des richesses que nous détruisons l’instant d’après. Cette folie vide nos vies de sens et d’empathie.

L’accumulation ne produit que du déchet et de la frustration et, au final, de la laideur morale. Cette cabane est avant tout un acte esthétique et éthique, deux choses qu’en tant que créateurs nous ne pouvons pas disjoindre. Les créateurs sont des chercheurs de formes (esthétique) mais ces formes doivent être habitables au sens large (se loger mais aussi habiter en pensées, sensuellement, politiquement, etc.). Créer une forme habitable (par la lecture ou pour dormir au chaud) est donc aussi un acte éthique. L’aspect geste écologique est donc le résultat heureux de cette recherche, c’est une étape sur le chemin de l’émancipation.

Les préoccupations écologiques sont à la fois logiques et nécessaires si nous voulons échapper au suicide collectif dans lequel nous continuons à nous complaire le sourire aux lèvres mais nous n’y arriverons pas si elles ne reposent que sur l’argument raisonnable. Comme le fumeur, nous savons désormais que consommer tue. Plus personne ne peut l’ignorer et pourtant nous continuons à acheter des smartphones hors de prix et inutiles et à laisser le moteur de la voiture allumé quand nous attendons nos gosses à la sortie de l’école. L’être humain est doué de raison mais il n’est pas raisonnable (je fais du Thoreau, déformation…). L’acte écologique ne peut malheureusement pas être une fin en soi, sinon nous ne ferons jamais l’effort suffisant pour l’atteindre. Il doit passer par l’acte créateur qui est un cheminement vers un horizon élargi. Les toilettes sèches ne sont qu’un moment du processus. 

 

Propos recueillis par Marion Cazy

 

[Questions à…] Stéphane Nappez, auteur, éditeur et président de l’association Baraques Walden
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