Dans le cadre de son projet autour de l’écologie du livre, Normandie Livre & Lecture a décidé de donner la parole à des acteurs engagés du territoire qui œuvrent à leur manière pour un écosystème du livre plus social, plus solidaire et/ou plus durable. Ils nous livrent, à travers ces interviews, des propos inspirants.

Caroline Triaureau est éditrice des éditions La Marmite à Mots et présidente de l’association La Fabrique ô livres.

Pouvez-vous présenter en quelques phrases La Fabrique ô livres ?

La Fabrique Ô livres est une association d’éditeurs-créateurs indépendants 100% normands. Créée en juin 2021, elle est la concrétisation du collectif « Le Havre aux livres » né en septembre 2020. Face à l’impact de la crise sanitaire sur la visibilité des petits éditeurs normands (30% de baisse de CA alors que les librairies enregistrent des CA records avec près de 40% de plus en 2020), Emmanuelle Viala-Moysan, éditrice des éditions Le soupirail, et moi-même avons décidé en août 2020 de lancer une boutique éphémère pour la fin d’année. Conscientes de la nécessité de travailler ensemble, nous avons contacté Fabienne Germain, éditrice des éditions Zinédi, François Louchet, éditeur de FL éditions et Arnaud Duhayon, éditeur de Rabsel et leur avons proposé de fonder le collectif « Le Havre aux livres ».

© François Louchet

Grâce au soutien de N2L, de la région Normandie, de la DRAC de Normandie et de la ville du Havre, nous avons ouvert notre boutique éphémère, rue piétonne, de novembre à décembre 2020. D’autres éditeurs nous ont fait confiance et nous ont rejoint pour défendre le savoir-faire des éditeurs indépendants en Normandie. Loin de faire uniquement du régionalisme (la confusion persiste entre « éditeurs normands » qui signifie que le siège social est implanté sur le territoire normand et « régionalisme » qui est une spécificité de ligne éditoriale). Devant le succès rencontré, le « Havre aux livres » s’est muni d’un statut juridique associatif. Ses objectifs sont de fédérer et promouvoir les activités éditoriales, artistiques et culturelles de ses membres, d’organiser ou participer à des événements et manifestations artistiques et culturelles, de représenter la voix des éditeurs indépendants normands auprès des acteurs culturels locaux, régionaux et nationaux.

 

Quelle place a eu la crise sanitaire dans la constitution du collectif ?

La crise sanitaire a été l’élément déclencheur. Bien que nos problématiques étaient déjà sous-jacentes, elle les a accentuées. Notre réaction devait être rapide si nous voulions surmonter la crise économique qui menaçait la vie de nos maisons d’édition. Il nous a fallu repenser certains aspects de notre métier et de la chaine du livre. Des évidences sont apparues : nous ne pouvions plus uniquement dépendre des librairies et des salons pour présenter nos ouvrages (en août 2020, la mise en place des nouveautés des petites maisons d’éditions dans les librairies accusait un recul moyen de 25%), nous ne pouvions plus continuer à travailler de façon isolée… Mutualiser, échanger, créer du lien entre nous devenaient indispensable. Beaucoup d’entre nous avions eu l’idée, à un moment, d’ouvrir une boutique-bureau. Mais l’engagement financier et humain que cela demandait rendait ce projet impossible. La crise sanitaire a accéléré notre prise de conscience.

 

Lire au Havre, boutique éphémère ouverte fin 2020 était la première action du collectif, comment a-t-elle été reçue par les lecteurs et les professionnels du livre présents au Havre ?

L’ouverture de la boutique a été rock’n’roll ! Déjà trouver un local en plein centre-ville pour une période de 2 mois relevait du véritable défi. Heureusement, nous avons eu le soutien de Monsieur Martin Robert, responsable du développement commercial du centre-ville, qui, séduit par le projet et notre force de réaction, nous a permis de trouver cet espace, rue piétonne. Nos recherches avaient commencé en septembre, le bail signé fin octobre pour une ouverture le 3 novembre. En 3 jours, nous avons effectué les travaux, apporté le mobilier, mis en place les ouvrages… pour apprendre le mercredi soir que le pays se reconfinait un mois ! Pas évident comme situation (même si elle était bien sûr absolument nécessaire) pour ouvrir une boutique qui durerait 2 mois… Mais nous n’avons pas baissé les bras. En deux jours, nous mettions en place un site avec le click and collect et livraison à domicile. Commerce essentiel, et le magnifique soleil havrais aidant, nous avons pu accueillir les lecteurs et leur faire découvrir notre boutique sur le pas de porte. Les résidents du quartier étaient très heureux de l’implantation d’une boutique culturelle au cœur de leur vie et surtout au milieu de bars et de restaurants. D’ailleurs, beaucoup sont revenus nous voir à la Fabrique, ravis de nous retrouver !

Les professionnels du livre ont été sensibles aux raisons qui nous ont poussés à créer ce collectif. La librairie La Galerne, que nous avions contactée pour les informer de notre démarche, a compris que nous n’avions pas la prétention d’être une librairie. Seuls les ouvrages des éditeurs normands étaient présents. Nous leur avons proposé de garder un lien après la fermeture de la boutique éphémère en accueillant les éditeurs indépendants présents. De nombreuses bibliothécaires sont venues échanger avec nous et découvrir le métier d’éditeur, souvent méconnu.

 

Est-ce que l’idée de cette boutique était de proposer un circuit alternatif au lecteur pour avoir accès aux livres d’éditeurs de la région ?

Tout à fait. Les salons, festivals avaient été annulés, les librairies avaient réduit notre visibilité malgré l’engouement des gens pour le livre.

Alors, de la même façon que les gens sont attachés à défendre des produits (frais) sains et locaux, nous nous sommes dit que nous devions aussi proposer aux normands de se « culturer » local et de les amener à découvrir un peu mieux la qualité éditoriale de leur territoire. Il s’agit d’un circuit complémentaire, d’un showroom de nos créations. Cela nous permet ainsi de rendre visible physiquement tous nos ouvrages, pas seulement les dernières nouveautés comme c’est souvent le cas en librairie mais le fonds et donc une ligne éditoriale, un métier.

 

Depuis cette expérience de l’hiver dernier, le collectif a pu officiellement voir le jour et le petit noyau d’éditeurs à l’origine du projet est en train d’accueillir d’autres éditeurs du territoire. Comment se fait le lien avec les autres éditeurs de la région ? Le souhait du collectif est-il de représenter un maximum d’éditeurs du territoire ?

Nous souhaitons présenter des ouvrages de qualité, répondant à une éthique du métier.

Les adhérents de l’association s’engagent à :

  • avoir leur siège social en Normandie,
  • à ne publier qu’à compte d’éditeur,
  • à respecter le droit d’auteur,
  • à défendre la loi sur le prix unique du livre.

Nous avons donc contacté des éditeurs répondant à nos critères et ceux-ci nous ont dit oui sans hésitation. Aujourd’hui, nous accueillons 15 éditeurs en plus des 4 membres fondateurs, soit 19 éditeurs, et d’autres sont en passe de nous rejoindre : Dodo vole, Motus, Tangerine Nights, Orep, Petit à petit, Phloème, Racine et Icare, Signes et balises, Passage(s), Les petites manies, Cahiers du temps, Lurlure, le Vistemboir, La feuille de thé et L’européenne, permettant ainsi d’offrir un large éventail de genres littéraires et de lignes éditoriales. Il ne s’agit donc pas d’une question de quantité du nombre d’éditeurs. 

Nous organiserons des rencontres entre nous. Pour créer du lien, pour échanger, pour approfondir nos compétences.

La Fabrique Ô livres est aussi ouverte à tous ceux qui veulent soutenir l’édition indépendante de création et s’engager à nos côtés dans la défense de la bibliodiversité et d’une chaîne du livre plus vertueuse (adhésion en ligne : www.lafabriqueolivres.fr).

 

Aujourd’hui une nouvelle boutique a ouvert au Havre, pérenne cette fois ci. Comment envisagez-vous la vie de ce lieu ?

Après de longs mois de recherches (les locaux commerciaux étant très demandés), La Fabrique Ô livres a ouvert un pôle éditorial, au coin de la rue Mme de Lafayette et de la rue Casimir Périer, près de la ZAC Coty, du mardi au samedi de 10h à 19h, depuis le 23 novembre.

Ce pôle éditorial accueille donc une boutique qui présente la richesse, la diversité et la qualité éditoriale des éditeurs indépendants normands : littérature française et étrangère contemporaine, jeunesse, BD, beaux livres, essais, récits historiques, poésie, polars…

Elle accueille également des expositions d’artistes installés en Normandie et organise régulièrement des animations : ateliers jeunesse, rencontres-lectures, conférences… En décembre, 3 rencontres-dédicaces ont eu lieu ainsi que 2 ateliers jeunesse. Nous préparons, avec les éditeurs de la boutique, une programmation originale, riche et permettant la découverte des métiers du livre.

 

Quelle place est donnée à l’écosystème du livre et notamment aux auteurs dans votre projet ?

À travers l’association, nous souhaitons aussi sensibiliser à l’écosystème du livre : écologie du papier, circuit court, partenaires locaux. Nous nous appuyons sur le travail initié par N2L sur cette thématique et en étudions la faisabilité dans l’économie de nos livres.

Sans les auteurs et les illustrateurs, le livre ne peut naître. Comme sans un éditeur qui fait un vrai travail d’accompagnement et qui prend des risques. La présence des auteurs et illustrateurs, les échanges avec eux font partie du projet de La Fabrique Ô livres. Et nous réfléchissons actuellement sur le meilleur moyen de les accompagner, de les guider, notamment dans leurs recherches d’éditeur.  Nous rappelons que les éditeurs adhérents se sont engagés à être à jour du paiement des droits d’auteurs, de ne travailler qu’à compte d’éditeur et signer des contrats respectueux avec leurs auteurs. Et ce n’est pas sans surprise de notre part que de nombreux auteurs nous confient être mieux accueillis et plus respectés dans les petites maisons indépendantes !

 

Envisagez-vous de créer d’autres boutiques de ce genre dans d’autres villes de la région ?

Houlà ! À ce stade ce serait encore très prématuré. Trouver la ville pour nous accueillir, un espace correspondant à nos besoins, des bénévoles pour tenir la boutique et en assurer la gestion demandent beaucoup de temps et d’investissement. Sans oublier le risque financier que nous prenons et qui engage nos sociétés. Mais pourquoi pas ?  La Fabrique Ô livres peut aussi envisager d’être nomade ! A l’heure du food-truck, vive le food-book ! L’avenir nous le dira !

 

Propos recueillis par Marion Cazy

[Questions à…] Caroline Triaureau, présidente de l’association La Fabrique ô livres
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