Dans le cadre de son projet autour de l’écologie du livre, Normandie Livre & Lecture a décidé de donner la parole à des acteurs engagés du territoire qui œuvrent à leur manière pour un écosystème du livre plus social, plus solidaire et/ou plus durable. Ils nous livrent, à travers ces interviews, des propos inspirants.
Questions à Véronique Prézeau (responsable du réseau des bibliothèques de Rouen)
Pouvez-vous nous présenter rapidement le réseau des bibliothèques de Rouen (taille, public, …) ?
Le réseau des bibliothèques de Rouen est constitué de 7 bibliothèques, 6 bibliothèques de lecture publique et 1 bibliothèque patrimoniale, bibliothèque municipale classée en raison de la richesse de ses fonds.
Nous avons également une labellisation BNR bibliothèque numérique de référence pour notre programme numérique dont la bibliothèque numérique patrimoniale Rotomagus
En quelques chiffres… les bibliothèques de Rouen ce sont :
- 8600 m² accessibles au public sur 7 lieux différents
- 41 heures d’ouverture hebdomadaire
- 232 000 documents contemporains
- 500 000 documents patrimoniaux
- 14 500 abonnés
Chaque année nous proposons également plus de 300 rendez-vous culturels pour tous les publics.
Comment situez-vous le réseau des bibliothèques de Rouen sur la question de l’écologie du livre (écosystème social, solidaire et durable) ?
Le PCSES (projet culturel, scientifique, éducatif et social des bibliothèques) approuvé par le Conseil municipal du 31 juin 2021 a pour fil rouge les droits culturels. Par rapport à l’écologie du livre, le PCSES met en exergue les liens certains, entre culture et développement durable, entre diversité culturelle, lutte contre les discriminations, droit à la dignité et éducation aux enjeux de société, biodiversité, protection de l’environnement de chacun, lutte contre les inégalités sociales …
De plus, le développement durable étant défini comme un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre à leurs propres besoins (Rapport Brundtland, 1987), répondre aux enjeux de développement durable est aussi une lutte contre les discriminations entre générations : générations actuelles et futures.
Même s’il y avait des initiatives autour de l’environnement menées par un certain nombre de bibliothécaires, ce nouveau PCSES permet d’en faire un élément important du projet de service irriguant les différentes actions à mettre en œuvre. Ainsi, sur l’axe Des collections diversifiées, les collections ont vocation à refléter la diversité de la population, culturelle et linguistique mais aussi à élargir sur de nouveaux horizons culturels, à lutter contre les déterminismes et les enfermements.
Elles visent à l’émancipation de chacun, favorisent le déploiement des multiples dimensions de l’identité par l’ouverture culturelle et la sérendipité : trouver ce que nous ne cherchons par la diversité, la richesse et la proximité entre les propositions culturelles (à côté des livres très médiatisés et demandés par les lecteurs, valorisation des petites maisons d’édition de qualité, des auteurs de premiers romans …).
Autour des espaces, les bibliothèques de Rouen cherchent avoir des pratiques plus durables :
- en favorisant le mobilier et les revêtements durables et/ou recyclables ou recyclés (par exemple actuellement meubles de présentation en caisses de vin aux Capucins) ;
- en évitant les produits polluants, très consommateurs d’énergie ;
- en privilégiant dans l’animation de ces espaces des produits locaux durables ;
- en travaillant sur la gestion des déchets (papier, mais aussi équipements des documents) ;
- en mettant en pratique et en diffusant les bonnes pratiques durables d’économie circulaire (conteneurs de papiers, grainothèque, bouturothèque, boîtes à dons, livres nomades dans la ville et la bibliothèque, dispositif de solidarité type les frigidaires solidaires https://www.identites-mutuelle.com/lesfrigossolidaires ou type boîtes de collecte de l’association sangrancune …) ;
- par la mise en espace des collections de façon à rassembler les documents traitant de certaines de ces problématiques dans un même rayonnage pour faciliter l’appropriation du large périmètre de ces enjeux écologiques.
L’action culturelle vise entre autres à affirmer les bibliothèques comme lieux de débats sur les grands enjeux de société dont bien sûr les enjeux environnementaux, la médiation numérique à développer les pratiques numériques durables.
Est-ce qu'il y a une demande de la part de la municipalité de travailler là-dessus ? Si oui, pourquoi ?
Les actions autour de l’environnement entrent en convergence également avec le projet culturel de la Ville : « l’accompagnement de la renaturation et de la transition écologique » et l’axe « Enjeux écologiques et de la transformation durable pour une capitale vertueuse et exemplaire » (candidature à la Capitale européenne de la Culture 2028).
Questions à Maryon Le Nagard (responsable de la bibliothèque des Capucins, Rouen et référente développement durable pour le réseau)
Comment êtes-vous devenue référente Développement Durable pour réseau ? Comment travaillez-vous sur cette mission ?
Lorsque j’ai pris mes fonctions à la bibliothèque des Capucins (en février 2019), une grainothèque avait été lancée depuis un an. Elle était encore peu utilisée et peu connue, mais je trouvais le concept très intéressant. J’ai donc commencé par la mettre en valeur : j’ai fabriqué un meuble récup en caisses de vin sur lequel je l’ai installée pour la rendre plus visible. J’ai créé des sachets avec un design spécifique pour les graines et j’ai développé notre offre documentaire autour de la permaculture, du potager et, de fil en aiguille, des écosystèmes et de l’écologie au sens large. J’ai demandé l’installation sur le parvis de la bibliothèque de 4 jardinières dont les plantations sont issues de la grainothèque. Notre public est invité à récolter les fruits et légumes qui y poussent s’il le souhaite. Enfin, j’ai mis en place un cycle d’animations avec deux temps forts, l’un au printemps et l’autre à l’automne. C’est ainsi que j’ai souhaité donner une identité « verte » à cette bibliothèque du réseau et que j’ai partagé cette volonté avec Véronique, ma responsable et directrice du réseau. Elle m’a alors proposé d’étendre ma réflexion à l’ensemble du réseau et de devenir référente Développement Durable.
Je mène donc une veille professionnelle, me forme régulièrement et fais partie des groupes de travail de Normandie Livres & Lecture. D’ici quelques semaines, je serai la tutrice d’une étudiante en mission de service civique sur le développement durable dans le réseau des bibliothèques. Ensemble, nous animerons un groupe de travail au sein du réseau des bibliothèques de Rouen, afin de faire un état des lieux de nos pratiques actuelles et de réfléchir à ce que nous pouvons améliorer. Je souhaite prendre en compte deux volets : la formation des collègues et la sensibilisation du public. Un autre objectif de ce groupe de travail est que nos actions sur le réseau nous permettent de répondre à chacun des 17 objectifs de développement durable définis par l’ONU.
Quelles actions avez-vous pu mettre en place à la bibliothèque des Capucins sur ces questions de développement durable ?
Il s’agit d’abord d’un travail quotidien de mise en valeur des collections que nous avons sur le sujet. J’ai fabriqué un second meuble en caisse de vin et ces deux éléments nous permettent de présenter nos nouveautés sur le thème du développement durable au sens large (écologie, zéro déchet, permaculture, économie circulaire, etc.).
À la bibliothèque des Capucins, nous prêtons désormais des socles (carrés de bois dans lesquels sont plantés des clous) pour tawashis (éponges lavables). Ils sont prêtés sous les mêmes conditions que les autres documents. Ils permettent aux adhérents d’avoir le support pour fabriquer leur propre éponge durable et écologique : c’est ludique, et c’est parfois le premier pas dans une démarche éco-responsable !
Par ailleurs, de la vaisselle lavable a été achetée dans l’ensemble des bibliothèques afin d’éviter les gobelets en plastique jetable et les bouteilles d’eau lors des buffets et des conférences et accueils d’auteurs.
Des ateliers de sensibilisation ont été menés dans plusieurs bibliothèques : réalisation de cosmétiques maison, couture zéro déchet, furoshiki (emballer des cadeaux avec du tissu au lieu du papier jetable), calendrier de l’avent réutilisable pour proposer une alternative aux chocolats qui ne sont pas issu du commerce équitable, jouets de mauvaise qualité, suremballés et oubliés dès le 25 décembre. Dans ce cadre, fais venir chaque année un·e auteur·trice : nous avons reçu Julie Bernier en 2020 puis Ophélie Damblé en 2021, et Anaïs et moi prévoyons d’accueillir Vincent Courboulay en 2022 sur la thématique de l’écologie numérique.
Nous avons pour objectif de poursuivre et développer nos actions afin de faire du développement durable un axe prioritaire des bibliothèques de Rouen.
Questions à Anaïs Leneutre-Bourhis (Cheffe de projet numérique pour le réseau des bibliothèques de Rouen)
Comment vous positionnez-vous en tant que Cheffe de projet numérique sur les questions d’écologie du livre (écosystème social, solidaire et durable) ?
Les questions de développement durable questionnent de plus en plus la pratique du numérique en général, et en particulier dans les bibliothèques, qui ont une mission de sensibilisation auprès du public. Les usagers et les différents acteurs de la chaîne du numérique prennent conscience que ce n’est pas de la véritable dématérialisation. 70 % de la pollution que provoque l’usage numérique vient de la fabrication des terminaux (téléphone portable, ordinateur, liseuse, tablette…), sans oublier les dégâts sociaux engendrés par l’extraction des terres rares (matières nécessaires à la fabrication de produits de haute technologie) : travail des enfants, salaires de misère, dangers sanitaires.
De fait, j’estime que la « branche » numérique des bibliothèques a un rôle important à jouer dans l’écologie du livre. Le premier raccourci que l’on fait lorsque l’on pense à l’écologie du livre, c’est que l’impression sur papier détruit les forêts, et que le numérique peut résoudre ce problème. Or, les choses sont plus complexes, et il est nécessaire de réguler le rapport virtuel/physique. Il est également indispensable de penser la chaîne du livre de façon équitable : une juste rémunération pour l’auteur, l’éditeur et la distribution, mais aussi également un prix convenable pour les lecteurs et les bibliothèques, et surtout un accès plus simplifié mais sécurisé aux livres numériques.
Vous participez actuellement (novembre 2021) au groupe de travail de Normandie Livre & Lecture sur l’élaboration d’une charte qui a pour but de fédérer les professionnels du livre engagés dans une écologie du livre. Au regard des échanges et du travail en cours, quelles actions aimeriez-vous mettre en place ?
Tout ce travail de rationalisation des idées, ces échanges avec d’autres professionnels, les réflexions et discussions avec Maryon et les formations dont j’ai pu bénéficier me permettent d’envisager mes projets systématiquement sous l’angle écologique et social. Pour moi, en matière de lecture, un des principaux enjeux est de fournir un accès plus simplifié aux livres numériques, tout en sensibilisant les usagers aux impacts écologiques des terminaux (changer sa liseuse ou sa tablette tous les 2 ans est un non-sens écologique). Les statistiques nationales montrent pour l’instant que ce sont les catégories aisées et les gros lecteurs qui lisent des ebooks. Les bibliothèques ont un rôle à jouer pour démocratiser cet usage et donc, simplifier l’accès qui, pour le moment, reste complexe.
Fournir des livres audios peut aussi être un moyen de simplifier l’accès à une la littérature, et de manière moins énergivore.
Par ailleurs, je souhaite orienter les actions de médiation numérique sous un angle écologique, social et durable, le plus systématiquement possible. Par exemple, en organisant des ateliers de réparation d’ordinateurs, en promouvant les logiciels libres auprès du public et des collègues, en favorisant les formats d’information moins énergivores (documents simplifiés à lire ou vidéos au format allégé, plutôt que des vidéos très énergivores), et en mettant en avant des plateformes numériques culturelles de qualité, et indépendantes, de façon à soutenir les locaux et petites sociétés.
Propos recueillis par Marion Cazy