Écrivain, chroniqueur, comédien, directeur de revue littéraire, l’homme qui écrit en créole et en français se définit avant tout par la poésie, sa « station-service », son « essence première ».
Vous êtes écrivain, chroniqueur, poète, organisateur de résidences d’écriture, directeur de revue littéraire, comment se répondent tous ces rôles ?
Ce qui m’aiguillonne, c’est la poésie. Elle me permet de me contacter, jouer cœur sur table pour soudoyer mes monstres. Le fait de lâcher quelques lignes au réveil, même quand c’est raté, m’aide à me connecter pour entrer en résonance avec le monde. Quand on vit sur le fil, on doit trouver des armes secrètes, comme des pelotes pour broder ses chaos. « Danser sa vie », prescrit le philosophe.
La poésie, c’est ma station-service, mon essence première. Les autres chapeaux en proviennent, même s’ils sont taillés pour d’autres rêves. Je pense aux résidences Passagers des Vents, une aventure collective, montée en Haïti en 2010, pour concilier utopie et action. Je vais aussi vers la musique ou le cinéma. Un poète trouve sa place dans les cabines d’essayage. Il essaie plein de costumes pour donner corps au rêve.
Vous écrivez en créole et en français. À quel besoin le passage entre ces deux langues correspond-il ? Est-ce à un refus du repli identitaire ?
Cela s’opère de manière étrange. Le créole est ma langue maternelle, même si j’ai commencé à écrire en français. Influencé par mes premières lectures au collège (Lagarde et Michard, la Bible, etc.), j’écrivais des sonnets, je faisais des rimes mal embrassées qui fascinaient ma mère.
Un ami professeur, poète lui-même, m’a mis entre les mains un recueil en créole de Georges Castera. Un électrochoc. Ma langue maternelle savait chanter comme personne. C’est un miracle dont seuls les diamantaires de la langue (les poètes) ont le secret. Charger les mots de nerfs, de couleurs, de courants. D’autres voix comme Frankétienne ont eu sur moi le même effet.
Être poète à deux mains, pouvoir rêver dans deux langues, me rend poreux et attentif aux accents des autres langues. C’est chaud entre les deux, mes langues s’embrasent pour un oui et pour un non. Toutefois, je n’arrive toujours pas à pleurer en français.
L’amour et la mort sont des thèmes omniprésents dans votre œuvre, est-ce que finalement ce sont les seules questions importantes à traiter en littérature ?
Il y a dans ma création un corps-à-corps entre les deux thèmes. Je viens d’un pays où la mort est hyperactive et vivante. J’ai déjà entendu des gens se demander : « Est-ce que tel défunt est toujours mort ? » Le phénomène des zombies alimente sûrement ce va-et-vient entre les deux mondes. Je recommande la lecture du roman Hadriana dans tous mes rêves de René Depestre (Gallimard), un bijou sur la question.
En dehors du couple infernal amour-mort, j’ai d’autres obsessions : le feu, le sang, la vie, l’éros, les ouragans, les visages, les chiens, les pays... Je me laisse aussi téléguider par les événements, d’où mon roman Belle Merveille (sur un séisme), sans parler de ma sortie sur le Brexit. Je suis un auto-stoppeur des événements, je saute dans le premier train qui déraille vers l’inconnu.
Vous dirigez la très belle revue littéraire et artistique intranQu’îllités. Quel esprit l’anime ?
Elle évolue dans l’union libre des genres, avec des poètes, des romanciers, des photographes, des philosophes, des musiciens, des peintres, des réalisateurs (1), pour constituer une poétique, une boîte noire qui capte les vibrations du monde par le prisme de la beauté. Avec Pascale Monnin (installée en Normandie), nous l’avons créée en 2010 (au lendemain du séisme en Haïti) à partir d’une lettre du lumineux romancier Jacques Stephen Alexis, dans laquelle il écrit : « N’oublie jamais qu’un être humain ce n’est pas seulement des bras, des jambes et des mains, c’est avant tout une intelligence.
Je ne voudrais pas que tu laisses dormir ton intelligence. Quand on laisse dormir son intelligence, elle se rouille comme un clou, et puis on est méchant sans le savoir. »
Propos recueillis par Valérie Schmitt et Cindy Mahout
(1) Le dernier numéro rassemble 170 contributeurs de 65 pays.