Le FADEL (Fonds d’aides au développement de l’économie du livre en Normandie) vient en aide aux acteurs du livre en région. Nicolas Taffin et Hervé Le Crosnier des éditions C&F ont bénéficié de ce dispositif. Ils racontent leur expérience.
Pouvez-vous présenter en quelques lignes votre maison d’édition ?
C&F éditions est née en 2003 du désir de ses fondateurs, Nicolas Taffin et Hervé Le Crosnier, de prolonger leurs réflexions dans une série de livres qui prendraient le basculement numérique comme fil conducteur. Nous appelons ce poste d’observation la « culture numérique », c’est-à-dire le regard critique sur le monde numérique. Critique comme au sens de « critique de cinéma » : il faut d’abord aimer l’Internet, ce qu’il rend possible, pour en critiquer à bon escient la mainmise par une poignée de plateformes et d’acteurs plus intéressés par la surveillance et le profit que par l’échange mondial des savoirs.
Avec le numérique est revenu à l’ordre du jour la question des communs, et dès nos premiers livres, cet axe de travail s’est imposé, même si à l’époque le thème des communs n’avait pas l’ampleur qu’il a aujourd’hui.
L’éducation est également un de nos sujets prioritaires, notamment parce qu’il existe une forte intersection entre le numérique et l’éducation, et pas seulement sur la question des « édutechs », mais aussi des pratiques spontanées des adolescents, pratiques négatives comme avec le cyberharcèlement et positive par les formes d’auto-organisation et d’accès au savoir que permet le réseau. Nous avons consacré la collection « Les enfants du numérique » à ces questions.
Enfin, Nicolas est graphiste, typographe et spécialiste du design des sites web… Il nous manquait donc de réaliser concrètement un de nos objectifs de départ : publier des livres qui mettent en question le design du numérique.
Pouvez-vous présenter le (les) projet(s) aidé(s) par le fonds d’aides au développement de l’économie du livre en Normandie (FADEL) ?
C’est autour du design que le FADEL nous a aidé récemment. Nous avions aussi eu des aides précédemment sur d’autres ouvrages, mais cette fois il s’agit d’un projet à plus long terme de construire une collection de textes qui remettent en perspective le design du numérique et des interactions entre les humains et les systèmes informatiques. Nous ne cherchons pas à produire des livres illustrés comme souvent dans le domaine du design, mais plutôt des livres de réflexion sur ce que le design pourrait apporter à la construction d’une culture numérique véritablement protectrice des usagers, facilitant l’accès aux connaissance et développant une éthique de responsabilité. Beaucoup de textes ont déjà été écrits sur ce sujet, mais nous croyons à l’intérêt d’une collection spécifique, qui pourrait reprendre ces textes pour offrir aux designers un outil facile d’accès.
Parmi les livres en chantier on trouve « Typothérapie » de Nicolas Taffin qui reprend en version corrigée et adaptée au format livre des éléments de son blog « Polylogue ». Ce livre va paraître à la rentrée 2022 et constitue le premier ouvrage de la collection, subventionnée par le FADEL. Deux autres ouvrages sont à l’atelier : « Le design éthique » par Karl Pineau, Jérémie Poiroux et Mellie Le Roque, qui ont créé l’association des designers éthiques, association qui tient avec succès une rencontre annuelle ; et un recueil des textes fondateurs du design d’interaction concocté par Nolwenn Maudet et Emelyne Brule, ce dernier livre posant par ailleurs des problèmes de gestion des droits et de traduction, car de nombreux articles sur ce sujet sont publiés en anglais dans des revues.
La collection va s’intituler « Question design », au singulier, qui nous semble plus fort pour mettre le design en question, quand le pluriel ne ferait que multiplier les axes, alors même que c’est à un basculement de fond que la situation actuelle du numérique nous invite.
Ajoutons pour la petite histoire que ce projet de collection a été porté par Marine Kennerknecht, qui était apprentie chez nous à l’époque, et pour laquelle la préparation du dossier FADEL était le support même de son diplôme d’édition. Il n’y a rien de tel que de donner des responsabilités aux apprentis pour leur permettre de développer leurs talents et de se confronter au monde complet de l’édition, dont l’obtention de subventions est partie intégrante pour les maisons indépendantes.
Quel impact cette action a-t-elle eu sur votre activité professionnelle ?
Cette collection nous permet d’améliorer et d’approfondir notre projet dit « html2print ». En effet, depuis plusieurs années, et notamment avec notre collection « Interventions », nous mettons au point, avec les acteurs français de pagedJS, une chaîne de production de livres entièrement basée sur le format HTML, qui est le format des sites web. Nous croyons en effet que l’on peut maintenant se passer de la chaîne traditionnelle basée sur InDesign pour réaliser des ouvrages qui peuvent aisément se décliner en version imprimée, web et ePub à partir d’un même fichier source sur lequel sont portées les corrections ortho-typographiques.
De surcroît, dans la continuité de notre engagement pour les communs, nous n’utilisons pour cela que des outils libres : le format HTML lui-même et les feuilles de style CSS, le logiciel pagedJS qui permet d’utiliser un navigateur web comme outil de production de pdf imprimables, des polices de caractères sous licence ouverte SIL…
Pour l’instant, nous avons encore beaucoup de réglages réalisés « à la main », mais en maîtrisant mieux les outils, nous pensons pouvoir largement simplifier le travail de maquette. C’est le challenge que nous portons pour la collection « Question design ». Nous sommes par ailleurs en collaboration avec d’autres éditeurs pour promouvoir ce mode de production, y compris pour des livres complexes, avec des illustrations, des notes et l’appareillage des écrits scientifiques. Nous devrions également lancer des formations sur ce thème début 2023.
En fait, nous considérons chaque collection comme un tremplin pour faire de la recherche éditoriale… Nous avons enseigné à l’université, et cela crée forcément des désirs d’innovation permanente.
L’aide du FADEL a-t-elle été déterminante pour votre projet ?
Il faut être réaliste, les essais sur les sujets numériques ne sont pas source de best-sellers. Les librairies elles-mêmes pratiquent la commande à l’exemplaire et ne proposent pas de rayon spécifique sur la culture numérique. Nous espérons que cela va changer, et nous travaillons avec l’aide du ministère de la Culture sur un outil en ce sens qui inciterait libraires et bibliothécaires à créer un tel rayon. Nous pensons que les livres critiques sur le numérique sont dans la situation où était le livre sur l’écologie il y a une dizaine d’années. Mais en attendant, les diverses aides publiques sont un levier indispensable pour continuer à aller de l’avant, à développer la bibliodiversité.
Recevoir une aide financière, c’est aussi voir valider un projet pour son contenu. C’est donc une incitation forte pour continuer à creuser le sujet. C’est enfin un engagement moral pour nous à mener un projet jusqu’au bout, malgré les difficultés que l’on peut rencontrer.
Hervé Le Crosnier, C&F éditions