Dans le cadre de son projet autour de l’écologie du livre, Normandie Livre & Lecture a décidé de donner la parole à des acteurs engagés du territoire qui œuvrent à leur manière pour un écosystème du livre plus social, plus solidaire et/ou plus durable. Ils nous livrent, à travers ces interviews, des propos inspirants.

Pouvez-vous présenter en quelques phrases les éditions Dodo vole ?

Les éditions Dodo vole sont nées d’une association d’artistes avec la volonté de promouvoir les cultures en voie de disparition, les minorités silencieuses, et les artistes du sud-ouest de l’océan Indien.

 

Comment est né le projet ? À quelles difficultés répond-il ?

Le projet est né d’une idée : utiliser l’album tout-carton destiné aux tout-petits pour faire entrer l’enfant en peinture dès le plus jeune âge, et pour donner une visibilité aux artistes visuels de la région.

Par ailleurs, des retours d’enseignants de maternelle nous ont éclairés sur le manque d’ouvrages en créole réunionnais pour accueillir les enfants dans leur langue.

Dès le départ, nous avons choisi de faire des livres nécessaires et pas nécessairement rentables. Chaque titre doit donc convaincre des partenaires, publics ou privés.

Écrire une langue qui existe essentiellement à l’oral pose aussi des problèmes concrets : Comment la transcrire ? Comment créer une habitude de lecture ?

La transcription du créole réunionnais, souhaitée par les intellectuels de l’île, s’est d’abord heurtée aux différents courants qui proposaient des solutions orthographiques différentes. Mais surtout, l’habitude de lecture et d’écriture s’est imposée réellement avec l’usage des textos.

Pour les variantes régionales de la langue malgache, en l’absence de codification, nous avons choisi d’adopter pour chaque conte l’orthographe du conteur.

 

Comment faire pour ne pas entrer en concurrence avec les éditeurs indépendants présents dans les pays sur lesquels vous travaillez ?

Nous concevons notre travail comme complémentaire de ce qui existe dans chaque région. Par exemple, nous avons imaginé le projet du Dodo bonimenteur pour mettre à la disposition des enfants malgaches (donc malgachophones) des albums bilingues de belle facture, comparables aux albums français qui leur sont proposés dans les bibliothèques francophones de Madagascar.

Cette proposition est complémentaire de la production éditoriale malgache qui doit s’adapter d’une part aux possibilités limitées de la chaîne d’impression locale, et d’autre part à un marché très petit, qui doit donc viser un prix de revient très abordable.

 

Avec ce travail tourné vers l’international, quelle place les librairies et bibliothèques françaises vous font-elles ?

C’est très variable, c’est vraiment en fonction des personnes et ça demande de la pédagogie.

Les libraires sont plutôt frileux face au livre bilingue, ils le pensent destiné au public locuteur de la seconde langue, ce qui est habituellement l’usage quand cette seconde langue est européenne.

Il faut donc expliquer en quoi ces ouvrages sont destinés au lectorat francophone, la deuxième langue permettant de les rendre accessibles à un lectorat du Sud privé de beaux livres. C’est toute l’idée que nous développons avec l’édition solidaire : le livre bilingue comme outil de solidarité.

Les bibliothécaires sont nettement plus sensibilisés à la problématique, notamment quand leur bibliothèque se trouve dans un espace multilingue.

Le public, lui, comprend très bien la démarche lorsqu’on l’explique sur les salons.

 

Est-ce que votre projet d’édition, qui se veut écologique et solidaire, est aussi viable économiquement ?

Le premier livre a vu le jour en 2006, et c’est un projet d’édition collaboratif dans lequel chacun contribue car il y voit son intérêt. Mais rien n’aurait été possible sans le soutien des partenaires, publics et privés, qui comprennent les enjeux et s’engagent, livre après livre. Le projet du Dodo bonimenteur a notamment été constamment aidé par la coopération décentralisée Normandie-Atsinanana, et la collection n’aurait jamais vu le jour sans ce partenariat.

 

Comment travaillez-vous la question du territoire local ? Est-ce que cette notion fait sens pour Dodo vole ?

Oui, de plus en plus, depuis que nous sommes physiquement en Normandie, même si notre spécificité éditoriale reste tournée vers l’océan Indien. Notre maison établit des passerelles et nous avons par exemple étudié d’assez près les contes normands, qui ont été illustrés par des écoliers d’ici dans le cadre du projet Dodo bonimenteur et des échanges avec Madagascar.

La vocation de l’association est aussi d’éduquer à l’interculturalité : par exemple en 2020, nous avons travaillé un conte wolof avec des écoliers du Perche, et la biodiversité des lagons malgaches avec des collégiens de Lessay. Ce volet de sensibilisation, d’ouverture à l’altérité, est très important pour nous.

Les liens se tissent au fil des rencontres. Nous venons d’intégrer le collectif d’éditeurs normands de la Fabrique ô livres qui se lance dans une expérience de boutique et de mutualisation au Havre.

 

À travers votre présence à de nombreux groupes de travail sur l’écologie du livre, la question de la bibliodiversité est apparue comme essentielle à considérer pour un écosystème du livre plus écologique. Comment présenteriez-vous cette notion à quelqu’un qui n’y a jamais été confronté ?

La bibliodiversité est une notion essentielle et menacée. C’est la diversité culturelle appliquée au monde du livre, et je vous renvoie au site de l’Alliance Internationale des Éditeurs Indépendants qui explore et présente cette notion que je ne peux résumer en quelques lignes.

Du point de vue de Dodo vole, notre choix d’être auto-distribués nous interdit toute présence dans les médias littéraires classiques. Le papier d’un journaliste ne sera pas publié s’il évoque un livre qui n’est pas distribué par un grand groupe. C’est une forme d’invisibilisation qui peut conduire à une forme de censure.

La croissance exponentielle des tarifs postaux est aussi une entrave à la disponibilité de nos ouvrages en librairie, sans parler des pratiques d’office qui ont chassé les petits éditeurs indépendants des tables de libraires.

 

Comment Dodo vole s’empare de cette question dans sa production mais aussi dans ses engagements ?

La bibliodiversité, et notamment la prise en compte des langues minorées, est au cœur du projet de Dodo vole. C’est un pari audacieux et c’est une nécessité. Je reviens du Sénégal pour un projet en langue noon, avec les villes de Thiès, Caen et Cergy. La langue noon est menacée de disparition. La pression exercée sur elle par les langues dominantes se vit au quotidien. Quand une langue s’éteint, c’est toute une culture, une représentation du monde, qui disparaît. Il nous revient, à nous éditeurs, d’outiller toutes les langues.

 

Pouvez-vous nous parler brièvement de l’alliance internationale des éditeurs indépendants ?

C’est un collectif professionnel d’éditeurs indépendants qui réunit plus de 750 maisons dans 55 pays. Nous sommes organisés en réseaux linguistiques et en groupes thématiques. Nous partageons des valeurs, comme celle de la défense de la bibliodiversité, et une envie de collaborer. L’alliance a une mission d’observation (recueil et analyse des pratiques, des politiques publiques), de plaidoyer (par exemple contre les pratiques délétères de dons sauvages de livres) et de facilitations des échanges. Fin novembre ont eu lieu à Pampelune les assises internationales de l’édition indépendante, un moment de partage entre nos maisons pour échanger sur de grandes thématiques et réfléchir aux orientations futures.

 

Quels éditeurs sont présents au sein de l’alliance ? Comment travaillez-vous ensemble ?

Les éditeurs sont nombreux et je ne peux les qualifier sans être inexacte. Je dirais juste que nous sommes divers, et engagés. Nous apprenons à nous connaître au sein d’ateliers collaboratifs et il arrive que ces rencontres débouchent sur des coéditions ou des cessions de droits. Mais surtout, l’alliance me semble un laboratoire d’idées et de réflexions sur nos pratiques, afin de tendre vers plus d’équité.

 

Propos recueillis par Marion Cazy

Découvrir les éditions Dodo vole

[Questions à…] Sophie Bazin, plasticienne et conteuse, responsable de projets au sein de la maison d’édition associative Dodo vole
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