Au hasard du sillon des rues, à Mortagne-au-Perche, on découvre la belle bâtisse XVIIe de la Maison des comtes du Perche. Elle loge depuis 1976 le musée Alain. Franchir sa porte fait revivre ce philosophe peu connu du grand public, homme fantaisiste, féru de musique et de peinture. Et capable de passion amoureuse.

Par Cindy Mahout et Agnès Babois

Alain © Gallica / Bibliothèque nationale de France

Émile-Auguste Chartier est né le 3 mars 1868, rue de la Comédie à Mortagne-au-Perche, où l’on peut encore apercevoir sa maison natale. Fils de vétérinaire et petit-fils de commerçants, sa famille et sa ville natale resteront très présentes dans son œuvre (Portraits de Famille).

À la mort de son père en 1893, Émile, alors lycéen, quitte Mortagne avec sa mère et n’y reviendra pas, poursuivant d’abord en Bretagne, puis à Rouen et Paris, sa carrière de professeur de philosophie et son parcours d’auteur. Mais il écrira toujours sur son enfance mortagnaise. « Ceux de l’Orne je les connais bien. Je suis l’un d’eux. Ce sont de grands diables qui ne savent ni craindre ni respecter. »

Professeur, militant et journaliste

Nommé professeur, il s’engage politiquement du côté républicain, donnant des conférences pour soutenir la politique laïque de la République, puis se consacre aux universités populaires.

En tant que journaliste, Alain fait ses premières armes dans des publications radicales.

« Je fus normalien et agrégé ; après cela, professeur ; […] mais le rebelle et le sauvage n’ont pris que l’habit. Le fond de l’esprit est resté mauvais, ce qui veut dire bon. »

Il est surtout connu aujourd’hui pour ses Propos, billets quotidiens inspirés par l’actualité et la vie de tous les jours, au style concis et aux formules frappantes, que publiait La Dépêche de Rouen et de Normandie à partir de 1906. Plus de 3 000 de ces Propos paraîtront entre 1906 et 1914. Devenu professeur de khâgne au lycée Henri-IV en 1909, il exerce une influence profonde sur ses élèves (Simone Weil, André Maurois, Julien Gracq…).

 

Le citoyen engagé, le soldat, le passionné

La richesse documentaire et iconographique du musée Alain (livres, lettres, revues, manuscrits, photographies, peintures…) donne à voir le philosophe anticlérical, mais aussi l’écrivain, le journaliste, le peintre, et l’engagé volontaire de 1914. « Je m’enfuis aux armées, aimant mieux être esclave de corps qu’esclave d’esprit. »

Dans une centaine de propos, réunis dans Mars ou La Guerre jugée (1921), Alain juge la guerre et n’en oublie rien : l’histoire, la révolte, la situation du soldat, paysan ou prolétaire, la violence, la passion meurtrière. Cette analyse impitoyable de la guerre est une réflexion de sage sur la paix.

Dans le cabinet de travail, fidèle à ce qu’il était dans sa maison du Vésinet, le visiteur découvrira aussi les traits des deux femmes qu’Alain admira toute sa vie, Marie-Monique Morre-Lambelin et Gabrielle Landormy. Il écrivit de nombreux poèmes à Gabrielle et « afin de mettre un terme au désordre de sa vie privée », l’épousa à l’aube de ses 77 ans…

La bibliothèque de Mortagne et le fonds Alain
Bibliothèque de Mortagne © Normandie Livre & Lecture
Fonds Alain
Fonds Alain @Normandie Livre & Lecture

En 1858, le conseil municipal crée une bibliothèque publique communale.

À l’époque, elle compte 300 volumes, issus des confiscations révolutionnaires et des doubles donnés par le sous-préfet. Située au premier étage de l’hôtel de ville, elle s’enrichit au fil du temps de dons de notables.

Faute de place, en 1965, elle est installée dans la Maison des comtes du Perche, propriété de la ville. Lorsqu’en 1978 la ville du Vésinet fait don à Mortagne de documents et objets ayant appartenu à Alain, les collections prennent place à la Maison des comtes, à l’étage de la bibliothèque. L’association des Amis du musée Alain, créée à cette occasion, y installe un lieu d’exposition permanent dédié au philosophe.

En 2013, la bibliothèque est transférée à la halle aux grains. Un projet de réaménagement du musée est engagé pour la création d’un Centre Alain, Maison des écrivains du Perche. Depuis 2019, l’exposition accessible au public est déployée au rez-de-chaussée de la maison. La bibliothèque personnelle d’Alain, enrichie pendant quarante ans de dons et d’acquisitions de la ville et de l’association, recèle quelques trésors dédicacés par leurs auteurs, comme cet exemplaire original du Château d’Argol que Julien Gracq dédicaça à son ancien professeur : « Je vous adresse ce livre non sans quelques appréhensions. Sans doute penserez-vous que j’ai bien mal profité de mon passage à Henri-IV. »

Simone Weil et Maurice Schumann comptèrent également parmi les élèves du philosophe. La bibliothèque est accessible, sur demande, aux étudiants et chercheurs qui travaillent sur l’œuvre d’Alain.

>>> Musée Alain : ouvert les jeudis, vendredis, samedis de 14h30 à 18h00 jusqu’aux Journées du Patrimoine.

Contact : Association les Amis du musée Alain et de Mortagne : amusalain@gmail.com - www.alainmortagne.fr

Les Propos d’un Normand - 22 avril 1913
Les Propos d’un Normand - 22 avril 1913 © Normandie Livre & Lecture

Le propos du 22 avril 1913, conservé à Mortagne, invite le lecteur à l’introspection en ce printemps d’avant-guerre.

Le début du mois d’avril a été le théâtre des premiers incidents diplomatiques. Le Conseil supérieur de la Guerre s’est prononcé pour un service militaire de 3 ans et prépare la défense nationale alors que beaucoup n’ont pas encore saisi la gravité de la situation.

Alain renoue alors avec la philosophie politique et l’esprit (des lois) de Montesquieu, pour évoquer le despotisme, la gouvernance et l’armée. De manière plus prosaïque, il met en lumière la subordination du militaire au politique. Lecteur avisé de ses contemporains, il propose une lecture de Kipling, Trois Troupiers, pour illustrer l’obéissance du soldat et ses aberrations. Et déjà, il constate le décalage entre la nation, le patriotisme et l’engagement aveugle. Il exprime l’émergence d’une conscience politique de l’armée qui pourtant n’apparaîtra pleinement qu’au milieu du siècle.

Chaque année sont organisées les « Journées Alain », le premier week-end d’octobre.

La 44e édition a eu lieu cette année le 3 octobre 2020. Le livre de Francis Kaplan Propos sur Alain (Gallimard) y a fait l’objet de plusieurs communications, dont celle de Nicolas Cayrol, éditeur scientifique de ce texte.

[Patrimoine] Alain, portrait d’un philosophe