OUVRIR PLUS ET MIEUX LES BIBLIOTHÈQUES... 

Pour l’État, elles sont un pilier dans l’accès à la culture pour tous. Les bibliothèques connaîtraient-elles une mutation à la dimension des transformations de la société ? Le rapport Orsenna, carottage instructif des changements à l’œuvre, pose la question, et plus prosaïquement celle de leurs horaires d’ouverture et de leurs nouveaux usages. Ouvrir plus, d’accord, mais pour quoi faire ? En Normandie, le sujet infuse. 

Laurent Cauville, avec Nathalie Delanoue, Christelle Tophin et Philippe Legueltel

photo de la Bibliohèque Niemeyer au Havre
La bibliothèque Oscar-Niemeyer, au Havre, est devenue un véritable tiers-lieu, avec son kaléidoscope de services. © aprim

Tels des points d’énergie en acupuncture, les 16 500 points d’accès au livre recensés en France (bibliothèques et lieux de lecture) forment le premier réseau culturel national. Une spécificité tricolore. « Ils offrent à 89 % des Français un lieu du livre proche de chez eux », brandit Erik Orsenna, dans le rapport Voyage au pays des bibliothèques qu’il a remis début 2018 au ministère de la Culture (1), pour éclairer d’un état des lieux son souhait de voir les bibliothèques ouvrir plus, le dimanche notamment.

(1) Co-signé avec Noël Corbin (inspecteur général des affaires culturelles).

40 % de la population française

fréquente au moins une fois par an une bibliothèque. C’est plus que les musées et
salles de spectacles.

Source : Rapport Orsenna 2018

9 Français /10

habitent à moins de 20 minutes d’une bibliothèque.

Source : Ministère de la Culture

« Un espace-temps »

Élargir les horaires suffit-il ? Début de réponse de l’académicien : « Les bibliothèques ne sont plus celles que vous croyez. » Elles deviennent « des troisièmes lieux, endroits mixtes et chaleureux, où l’on trouve des livres mais pas seulement ». L’amplitude horaire ne serait donc qu’un début de solution. Pour mieux rencontrer le public, il faudrait reconsidérer jusqu’à la vocation du lieu, jadis juxtaposition de rayonnages, désormais espace à « fabriquer des moments », comme le pense Olivier Tacheau, directeur de la bibliothèque Alexis-de-Tocqueville à Caen : « Une bibliothèque aujourd’hui doit être un espace-temps, un lieu qui crée des propositions. » Ainsi, l’établissement caennais développe une programmation pensée par les agents eux-mêmes, déplaçant du même coup leur curseur métier sur le champ de la médiation culturelle. En deux ans, le modeste agenda s’est mué en un charnu catalogue de 80 pages, qui brille par son éclectisme, avec plus de 200 propositions gratuites par trimestre. « On peut y trouver une visite guidée de la bibliothèque, s’inscrire à une soirée détox, écouter un mini-concert classique, faire une soirée contes ou un escape game… Les acteurs culturels de l’agglomération caennaise y sont impliqués : Conservatoire, Mémorial, Comédie de Caen, Boréales» Un succès qui n’étonne pas Olivier Tacheau. « C’est porté par les agents, donc c’est sincère et le public le sent. »

« Bouger si nécessaire »

« Ouvrir plus et mieux » serait devenu le mantra sur lequel s’agrègent les projets de création ou de refonte d’une bibliothèque. Mais la volonté partagée par les élus et les techniciens suffit-elle ? Le rapport Orsenna pointe d’autres conditions, parmi lesquelles
« un diagnostic de l’organisation du temps dans la commune, un projet construit avec les usagers et les personnels, des moyens budgétaires correspondant précisément aux besoins… »

À Bayeux, où vient d’ouvrir la médiathèque Les 7 Lieux, « la question des horaires est venue tout simplement de la consultation des usagers, insiste David Lemaresquier, élu de Bayeux Intercom en charge du dossier. Mais rien n’est figé, il faudra bouger si nécessaire, à l’image de nos rayonnages qui sont à 95 % sur roulettes ».

Ensuite, place à l’imagination, voire à l’audace, comme on peut le voir à Dieppe, Lisieux ou au Havre (lire par ailleurs).

Dimanches en famille

Centrale, la question de l’amplitude horaire apparaît comme un préalable pour mieux s’adapter à nos contemporains. « Ouvrir plus nous a permis de capter un nouveau public, notamment les actifs », évalue Dominique Rouet, à la bibliothèque Oscar-Niemeyer du Havre, où l’on a tenu aussi à actionner des leviers tout simples comme « simplifier la lecture des horaires en ouvrant tous les jours aux mêmes heures, du mardi au dimanche ».

Mais l’ouverture dominicale est-elle pour autant incontournable ? « Il faut d’abord s’interroger sur les besoins de ses publics : ils ne seront pas les mêmes en ville qu’en zone rurale, ou d’un quartier à un autre. » Au Havre, il n’y a pas eu photo. Le dimanche s’imposait lui aussi pour capter un nouveau public. « Beaucoup viennent en famille, c’est un jour où l’on prend son temps, le comportement n’est pas le même. Grâce au dimanche, la bibliothèque est désormais perçue comme un lieu culturel, voire touristique. »

Lisieux, l’espace remodelé

Ouvrir plus… mais en moins grand. À Lisieux, on a opté pour une extension des horaires concentrée dans l’ancien hall d’accueil réaménagé.

Réouverte en septembre 2018 après un an de travaux(1), la médiathèque André-Malraux voulait s’adapter à une tendance lourde : « Des usagers empruntant moins mais restant plus longtemps pour se poser, profiter du wifi, lire la presse… », décrit Olivier Bogros, son directeur. Le lieu a d’abord repensé le confort. Mobilier moelleux, matériaux chaleureux, mais pas seulement.

Un nouveau découpage du bâtiment a permis d’étendre les horaires à effectif constant (17 agents). Le hall et son guichet d’accueil à l’ancienne ont disparu, au profit d’une « petite médiathèque » où l’on trouve l’actu, les nouveautés et un « best of » des différentes collections. « Ouverte 41 h 30 par semaine, dont 3 heures le dimanche après-midi (de septembre à juin), cette zone peut être tenue par un seul agent titulaire et deux vacataires. » Le virage est complété par une valorisation des collections par pôles thématiques, mixant mieux les supports et les publics, une automatisation de l’emprunt, davantage d’ordinateurs à disposition, une ludothèque… Aujourd’hui, la fréquentation remonte franchement, notamment auprès des collégiens et des lycéens.

L C.

(1) Pour 2,5 millions d’euros, dont 665 000 € par le Fonds de soutien à l’investissement public et 562 000 € par la Direction régionale des affaires culturelles.

Photo de Dominique Rouet, directeur de la lecture publique du Havre
Dominique Rouet
© aprim

Au Havre, « les ados sont revenus »

En 2012, Le Havre décide d’aménager une nouvelle bibliothèque dans le « Petit Volcan » d’Oscar-Niemeyer. « Tout y a été pensé pour y simplifier la vie des usagers », souligne Dominique Rouet, directeur de la lecture publique de la Ville. Accessible du mardi au dimanche(1), de 10h à 19h, l’établissement passe ainsi de 40 à 54 heures d’ouverture hebdomadaires. Avec des schémas inédits d’organisation, imaginés dès la conception architecturale du projet. Ainsi, de 10h à 11h et de 18h à 19h, seul un tiers des espaces est accessible. « Il s’agit des plus utilisés par les usagers et des collections que nous souhaitons mettre en valeur. »

Devenu un véritable tiers-lieu, avec son kaléidoscope de services (wifi, tablettes, prêts automatisés, navettes, etc.), Oscar-Niemeyer enregistre, depuis son ouverture en 2015, des chiffres de fréquentation et de prêts en constante hausse (685 000 visiteurs en 2018). Surtout, « les publics qui s’y croisent sont plus variés et les ados sont revenus ». / Ch. T.

(1) Excepté pendant les vacances scolaires.

Bayeux chausse « Les 7 Lieux »

Photo de la Médiathèque de Bayeux
À Bayeux, la médiathèque Les 7 Lieux propose sept espaces différents,
pour s’isoler ou non.
© aprim

« Vous avez fait de votre médiathèque un lieu de liberté, un lieu de rapprochement et de dialogue. » En inaugurant, le 7 mars dernier, la toute nouvelle médiathèque de Bayeux Intercom Les 7 Lieux, Franck Riester, ministre de la Culture, a résumé, en une seule phrase, le projet voulu par l’intercommunalité. Après un peu plus de 18 mois de travaux et des mois de consultations de différents publics (jeunesse, usagers et sages), l’équipement, lumineux et vitré, enregistre déjà des scores impressionnants : une moyenne de 500 visiteurs par jour, 30 000 documents déjà empruntés et 4 500 abonnés (contre 3 000 sur le précédent équipement)…

« Je ne voulais plus du culte du silence. Nous avons souhaité un lieu où chacun trouve sa place et puisse se sentir bien. L’humain est au cœur de notre projet », résume David Lemaresquier, élu communautaire de Bayeux Intercom et président de la commission Médiathèque intercommunale. Ouverte depuis le 2 février, elle offre sept espaces pour s’isoler ou non, et « propose à chaque usager un voyage personnalisé dans le monde de la culture et de la création », selon l’expression du président de Bayeux Intercom, Patrick Gomont. / Ph. L.

Photo de David Lemaresquier
David Lemaresquier, élu communautaire de Bayeux Intercom et président de la commission Médiathèque intercommunale.
© aprim

Dialogue social

La question impose aussi de mettre les agents au cœur de la réflexion, dans un dialogue social nourri. « Pour l’ouverture du dimanche, nous sommes tombés d’accord sur un maximum de six dimanches travaillés par an et par agent, ce qui nous permet d’ouvrir 36 dimanches consécutifs dans l’année (15h-18h30), de mi-septembre à mi-juin », illustre Olivier Tacheau. In fine, le jour du Seigneur a ses fidèles, et en 3 h 30 d’ouverture dominicale, Tocqueville réalise 15 % de sa fréquentation hebdomadaire.

Au Havre, Dominique Rouet admet que le dialogue social a pris du temps. « Un an et demi de négociations avec les syndicats, et finalement un système basé sur le volontariat des agents. Il en faut au moins 68 pour ouvrir la bibliothèque 30 dimanches par an. Chacun gagne un samedi par mois et une prime. »

« Troisièmes lieux »

Pour accompagner ces élargissements d’horaires, l’État mobilise de nouveaux moyens, avec une hausse en 2018 de 8 M€ de son aide aux collectivités. La DRAC Normandie suit ainsi actuellement 19 projets. « Le grand intérêt de cette aide est qu’elle touche tous types d’établissements, insistent Idyll Bottois et Sabrina Le Bris.
À Mathieu (petite commune au nord de Caen), on passe ainsi de 18 à 24 heures hebdomadaires, dont 13 dimanches. Au Thuit-de-l’Oison (3 500 habitants, dans l’Eure), on bondit de 4 heures à 17 h 30. »

De quoi donner le sourire au ministre de tutelle, Franck Riester, présent à Bayeux début mars pour inaugurer la médiathèque Les 7 Lieux. « Notre ambition, c’est effectivement d’aider à ouvrir plus, mais aussi à offrir plus. » Pour le ministre, il faut l’envisager comme lieu de vie, « pas seulement lieu de passage, mais aussi lieu de brassage ».

La mutation est déjà bien enclenchée en Normandie, à l’image de ces « bibliothèques troisièmes lieux » qu’Erik Orsenna a croisées partout en France, « des lieux entre le travail et la maison, où l’on trouve des livres mais pas seulement, conviviaux, chauds, avec des parcours aux atmosphères diversifiées, où espaces pour les jeux vidéo, ludothèques, bars à mangas et machines à café font leur apparition ».

Fer de lance

Plus fréquentées que les musées et les salles de spectacles (40 % de la population y entre au moins une fois par an), les bibliothèques françaises s’affichent progressivement passerelles vers d’autres offres culturelles, partenaires des conservatoires, musées, librairies… L’enjeu à plus longue échéance sera sans doute d’en bonifier le potentiel d’inclusion sociale, face à la fracture numérique (13 millions de Français ne savent pas se connecter à Internet) ou pour accompagner les publics en recherche d’emploi. Et tant d’autres nouveaux usages, puisque le livre, finalement, n’est sans doute plus l’objet central des bibliothèques de demain.

Photo de la Bibliothèque Niemeyer du Havre
« Des lieux entre le travail et la maison, où l’on trouve des livres, mais pas seulement… »
Rapport Orsenna
© aprim

La France, si mauvaise élève ?

Dans Voyage au pays des bibliothèques, Erik Orsenna rappelle que Paris figure en bas du classement des grandes villes internationales. Ses bibliothèques sont ouvertes 60 heures par semaine en moyenne, quand celles d’Helsinki effleurent les 80 heures. Cette différence sensible n’est pour autant pas révélatrice du paysage français. Des villes de province, notamment de 20 000 à 40 000 habitants, travaillent à élargir leurs horaires. Ce n’est d’ailleurs pas toujours dans les communes les plus grandes qu’on ouvre le plus, mais là où s’exprime une volonté politique forte. Sur les 135 bibliothèques ouvertes le dimanche, 50 % le sont dans des communes de moins de 10 000 habitants. / N.D.

Pionnières du dimanche

Depuis 1978 et 1982, on ouvre le dimanche à la bibliothèque d’Hérouville-Saint-Clair et à la médiathèque Jean-Renoir de Dieppe ! Si, à l’époque, les idées visionnaires des élus ont suscité des critiques, l’ouverture dominicale n’a pas posé de problème. L’ambition des deux villes était avant tout sociale : offrir aux habitants des lieux de rencontre et créer des conditions d’échanges dans de nouveaux espaces de croisements culturels. Les bibliothèques s’installent avec les cinémas « art et essai » et les théâtres. Aujourd’hui, elles accueillent toujours le public le dimanche après-midi de l’automne au printemps. « Les habitants ont pris l’habitude de venir y lire, y jouer et de s’y retrouver en famille. Il serait difficile de revenir sur cet acquis, confirme Céline Sinha à Dieppe. Ce jour-là, les usagers ont accès à des mini-concerts, des activités jeux vidéo ou des spectacles ». Quant aux agents, la majorité apprécie d’alterner entre travail le dimanche et week-ends prolongés. / N.D.

Photo de Céline Sinha, directrice du réseau lecture de Dieppe
Céline Sinha, directrice du réseau lecture de Dieppe.

135 bibliothèques ouvrent le dimanche(1)

dont 50 % dans des communes de moins de 10 000 habitants et seulement 14 dans des villes de plus de 100 000.

(1) au moins 2 heures et 2 dimanches par mois.

Source : Rapport Orsenna 2018

400 projets d’aménagement et d’extension d’horaires

se concrétiseront en France d’ici 2020.

Source : Ministère de la Culture

[Dossier] Lieux du livre, lieux du vivre ?