DUALITÉ

Avec ce premier roman choc, best-seller dès sa publication au Danemark en 2017, la jeune écrivaine Sara Omar livre un récit dans lequel les frontières entre autobiographie et fiction sont ténues. Une œuvre brillante, marquée du sceau de la dualité.

Mots choisis

"Elle sentit son cauchemar s’éloigner. Elle avait vu Khanda et sa mère mourir chaque nuit. Des bribes d’images sanglantes de son enfance à Zamua. Elle était avec Khanda quand elle avait commencé à saigner. Elle revoyait la scène. En permanence. La fille qui se vidait de son sang. La mère qui s’immolait par le feu. Les hommes qui se réjouissaient et criaient qu’Allah avait châtié les putains. Les femmes qui murmuraient en cachette : Innâ lillâhi wa innâ ilayhi râji’ûn.Nous appartenons à Allah, et auprès de lui nous devons retourner. Ce n’était pas simplement un cauchemar. C’était la réalité"

Sara Omar est invitée du festival Les Boréales qui se déroulera du 18 au 28 novembre 2021. Elle interviendra dans le cadre du partenariat avec Normandie pour la Paix.

La Laveuse de mort - Sara Omar, Actes Sud, 2020 (traduit du danois par Macha Dathi)

Originaires du Kurdistan, Sara Omar et sa famille ont fui le régime de Saddam Hussein pour arriver au Danemark en 2001 après avoir transité cinq ans dans des camps de réfugiés au Moyen-Orient. Plus d’une décennie plus tard, après un mariage forcé, la mort de sa fille et plusieurs tentatives de suicide, Sara Omar livre ce qu’elle pensait alors être son dernier acte : une lettre d’adieu à une amie décédée durant son enfance. Il s’agira en fait d’un nouveau point de départ, celui de sa résurrection personnelle, et les premiers mots de ce qui deviendra La Laveuse de mort.

On y suit l’enfance de Frmesk (« larme » en kurde), née à Souleymanié, une ville en proie à la guerre – Iran-Irak, résistance des peshmergas, répression du parti Baas irakien – et à l’obscurantisme religieux. Une fillette rejetée par son père, qui voulait un fils et menace de l’enterrer vivante ; une tache blanche sur sa chevelure sombre, signe annonciateur d’un destin empreint de manichéisme ; le salut quand Gawhar, sa grand-mère maternelle, femme vivement appréciée de la communauté locale mais exerçant la profession infamante de laveuse de mort (nettoyer les femmes victimes de crimes d’honneur), la recueille dans un foyer aimant et éclairé – en témoigne la figure du grand-père, sa bibliothèque et ses références constantes au zoroastrisme, religion de lumière dans une région où le patriarcat le plus sombre et le fondamentalisme ont confisqué l’islam. Ce cocon s’avérera être le lieu du pire des traumatismes quand son oncle, imam, la violera.

Ce premier tome nous offre également un aller-retour constant entre l’Irak de l’enfance et l’hôpital de Copenhague où la protagoniste, une fois adulte, rencontre une jeune infirmière musulmane contrôlée par son père, révélant en filigrane le tiraillement perpétuel des femmes musulmanes nordiques, entre conservatisme et libéralisme, entre respect et combat.

Ultime dualité : le pouvoir des mots. Ces mots qui ont permis à une parole de se libérer, de témoigner, et qui ont donné la force à plusieurs jeunes femmes d’Europe du Nord de rompre avec des parents fondamentalistes et tyranniques. Malheureusement, ces mots valent aujourd’hui à son auteure d’être victime de fatwas ; elle vit actuellement sous protection constante. Un sacrifice que Sara Omar estime nécessaire.

Une œuvre riche, frappante, émouvante et nécessaire, dont on ignore si elle est autobiographique ou si elle narre des faits vécus par ses connaissances, Sara Omar gardant le secret. Le second opus, déjà publié au Danemark, montre quant à lui le caractère battant de Frmesk.

 

Rémy Carras

[Chronique] La Laveuse de mort de Sara Omar