Mi-temps
Entre enfance et âge adulte, première et troisième personne du singulier, existence et disparition, marche et errance, tumulte et silence, le lecteur suit Toni, le temps d’une journée, décisive : celle de ses 20 ans et d’un match de foot.
En premier lieu, il y a la langue. Au phrasé si particulier. Qui reste en tête et alterne le récit de la première à la troisième personne du singulier. Ensuite, il y a ce personnage aux pas si hésitants, si contrariés, si fragiles et attendrissants. Enfin, ce sont les indices qui interpellent, distillés tout au long du récit. Un récit qui met mal à l’aise, comme le personnage est mal dans sa peau. On partage avec elle son mal de cœur lancinant. On suit cette histoire en attendant de comprendre ce que le personnage tente de nous révéler à demi-mot, il y a cette tension palpable, et ce match de foot comme un point de mire, comme une réminiscence de tous les autres matchs, comme une euphorie en ce jour d’anniversaire, comme un objectif pour faire passer cette journée et s’oublier.
Toni a 20 ans aujourd’hui et Shane Haddad entreprend une description d’une jeunesse non idéalisée. Elle esquisse la difficile acceptation de soi, de ce mal-être dans son corps, dans ce monde. Toni porte en elle cette étape délicate, qui met derrière soi le temps de l’enfance pour s’ancrer en tant qu’adulte et se définir en tant que femme, dans une société toujours un peu plus violente à leur encontre.
Toni. Toni « tout court ». Être qui observe le monde sans pouvoir s’y fondre totalement. En léger décalage. Avec un sentiment de culpabilité d’être là, d’exister tout simplement. Les souvenirs, les parents, l’être aimé, les inconnus, tous se répandent et se confondent comme dans un brouillard, dans une douleur quelque peu lancinante, où les mots sont nets et coupants, à l’image de ce « Sale pute ! » qui la hante. On suit la jeune femme le temps d’une journée, la journée de son anniversaire et d’un match de foot. La narration, qui peut sembler minimaliste, renferme une tension dramatique, car toute la journée est à la fois une errance et une attente de ce moment-là.
Dans la tribune de supporters, ce lieu presque exclusivement masculin, elle apparaît comme une intruse. Mais c’est aussi un lieu d’exultation, car son corps ne l’encombre plus, il se fond dans la masse. Parce que la tribune est un espace hétérogène, multiple, à l’image de ce personnage aux contours fluctuants : elle est entre deux âges, entre deux identités avec ce prénom qui s’apparente à du masculin, elle se situe entre la première personne et la troisième personne du singulier. Son personnage est indéfinissable, il nous échappe.
Entre existence et disparition du personnage, entre récit rêvé et conscientisé, Shane Haddad fait entendre, dans ce premier roman, une voix singulière et un style déjà bien affirmé.
Cindy Mahout
Mots choisis
« Toni se réveille un matin avec quelque chose entre le cœur et la gorge qui lui donne un air chagrin. Le matin elle est sensible. C’est le matin d’un match, c’est un vendredi. Possible que Toni ait fait un mauvais rêve la nuit dernière, parce que cette chose qu’elle a entre le cœur et la gorge n’est pas là tous les matins. Certains matins elle a cette chose, ce qui fait qu’elle connaît la sensation. Mais certains matins elle ne l’a pas et elle oublie que la chose existe. Toni ne saurait pas comment l’appeler, cette chose. Quand la chose est là elle n’a plus qu’à regarder le plafond de sa chambre. Ce n’est pas tout à fait qu’elle attend, c’est plutôt qu’elle laisse la chose prendre son corps et laisse son corps se réveiller et laisse son corps se connecter avec le monde qui a beaucoup avancé depuis hier soir. Mais aujourd’hui c’est vendredi, et c’est journée de match. Elle ne fait pas vraiment le lien entre le match et le quelque chose qui est entre son cœur et sa gorge et qui lui donne un air chagrin. On n’est pas obligé de faire le lien entre les deux mais il est possible que les deux soient liés. "