Dans le cadre de son projet autour de l’écologie du livre, Normandie Livre & Lecture a décidé de donner la parole à des acteurs engagés du territoire qui œuvrent à leur manière pour un écosystème du livre plus social, plus solidaire et/ou plus durable. Ils nous livrent, à travers ces interviews, des propos inspirants.

© Polygraphe

Pouvez-vous vous présenter ?

Je suis un auteur « local », caennais de toujours, très ancré en Normandie. Le terme peut avoir une connotation péjorative, mais je l’assume parce qu’il résume vraiment mon parcours. Je suis enraciné : j’ai écrit plusieurs textes en lien avec ma ville, ma région, leur histoire ou la vie qu’on y mène. Je n’ai pas écrit que ça, loin de là, et aucun des textes que j’écris n’a vocation à se limiter à l’intérêt d’un public géographiquement localisé… mais j’en ai sûrement écrit assez pour que l’étiquette puisse m’être attribuée sans contestation : ce n’est pas un accident. Mon rattachement au territoire vient aussi sûrement du fait que je suis un auteur « de terrain ». Via de nombreuses actions culturelles autour du livre et de la littérature, je suis engagé depuis toujours dans une démarche de rencontres et d’échanges avec les publics, parfois autour de mes textes et de ma pratique, mais aussi au service d’autres projets, d’autres textes, d’autres auteurs, ou dans un travail de fond pour faire découvrir la capacité qu’on a tous à s’exprimer par l’écriture, donner goût à la lecture, et partager la passion que je ressens devant la richesse et l’humanité merveilleuse contenues dans les livres. C’est vrai que je mène ce travail principalement sur « mon » territoire, avec les éditeurs, associations, médiathèques, librairies, qui y sont implantés, mais cet ancrage n’est pas antinomique de curiosité et d’ouverture. Je suis un touche-à-tout insatiable qui adore faire des découvertes.

 

Vous avez participé à des groupes de travail de Normandie Livre & Lecture autour des questions d’écologie du livre (pour un écosystème plus social, solidaire et durable). Dans l’un de ces groupes vous aviez évoqué le fait qu’être écrivain était un travail mais pas un métier (le temps de travail n’est pas rémunéré, seule l’œuvre l’est). Pouvez-vous développer cette idée ? Quelles sont les solutions pour les auteurs ?

La formule est un peu provocatrice, parce qu’être auteur pour de nombreuses personnes, dont je fais partie, est un engagement quotidien. Aussi parce qu’elle écorne le statut un peu idéalisé de l’auteur, qui jouit chez nous d’une sorte d’aura. L’image est tenace qui veut que la capacité de créer des œuvres soit un don, et celui qui le possède un être à part dont la fréquentation valorise. Cela fait des dégâts incroyables, jusqu’à l’extrême comme le cas Matzneff, mais c’est un mirage, et le petit piédestal sur lequel certains voient les auteurs aussi. La fulgurance, l’inspiration, sont des concepts romantiques et puérils, plaisants… mais je crois qu’écrire c’est travailler. On travaille les yeux ouverts sur le monde, et sur nous-même, face à l’absolu, souvent avec plaisir, mais c’est bien une tâche à laquelle il faut s’atteler, même les jours où on n’a pas d’idée, pas d’ardeur, où les problèmes du quotidien nous rattrapent. Il faut parfois creuser longtemps pour trouver une pépite, et déployer beaucoup d’énergie pour bâtir un univers.

Donc auteur, ce n’est pas « être », c’est « faire ». Une tâche ouvrière. Mais est-ce pour autant un métier ? Je constate que la législation du travail ne s’en est pas saisi sous cette forme, que cette tâche peut s’exercer sans limite en plus d’une autre activité, ce que font la plupart des auteurs d’ailleurs, qu’elle peut même s’exercer par intermittence ou en dilettante (ce qui intrinsèquement ne retire rien à la valeur des œuvres). Il n’y a pas de statut professionnel : sont rémunérés de la même façon celui qui écrit tous les jours et celui qui a écrit une fois pendant un confinement. Cela met tout le monde sur un pied d’égalité, tant mieux, mais cela fait des auteurs confirmés des professionnels de l’amateurisme. Peut-on plutôt assimiler l’auteur aux artisans vu que sa rémunération n’est pas corrélée au temps de travail fourni mais à la rentabilité de celui-ci ? Ou à la logique des entrepreneurs ? Ne doit-il pas générer du bénéfice pour en capter une partie, risquer de travailler pour rien et peut-être gagner beaucoup en cas de succès ? L’auteur n’est pourtant jamais seul aux commandes, il est indépendant mais pas exempt de lien de subordination avec ses diffuseurs. L’auteur se promène au milieu de tout ça… Je dis que c’est une activité professionnelle mais pas un métier surtout parce que le statut est flou, complexe : allez expliquer à Pôle emploi que vous créez et qu’une fois l’œuvre finie vous vous en remettrez à un tiers si vous en dégottez un qui croit en votre travail ! La situation peut parfois virer à l’ubuesque. Je constate qu’il est possible dans notre société d’exercer une activité professionnelle sans contrat de travail, sans entrer vraiment dans la règle des contributions légales et couvertures sociales. Mais est-ce « un problème » ? Ça se discute, car la liberté offerte est grande dans ce no-man’s land. Disons que ce n’est pas sans générer des problèmes, au moins des questions dont il est important de se saisir, ne serait-ce que pour trouver son équilibre personnel.

 

Dès lors qu’il y a cette difficulté de rémunération, est-ce qu’il peut être difficile pour un auteur de rester soi-même (de ne pas aller vers une écriture plus « populaire ») ?

Il est certain que la fragilité sociale qu’on vient d’évoquer ne place pas l’auteur dans une situation de sérénité. Le confort n’est pas propice à la création, mais il y a un minimum en-dessous duquel on ne devrait pas pouvoir descendre. Mais c’est une problématique générale qui n’est pas réservée aux auteurs… Pour leur cas particulier, cette fragilité peut sûrement en entraîner certains à se tourner vers une écriture « populaire » (encore qu’il soit très délicat de définir cette notion), à aménager leur œuvre en fonction de ce qui leur semble plaire, ou à se répéter s’ils ont plu. Mais est-ce se trahir ou être à l’écoute ? Si on n’est pas assez rémunéré, pas assez lu, pas vu, pas écouté, n’est-ce pas une obligation de se remettre en cause et de regarder autour de soi ce qui se passe ? Quel auteur dira ne pas chercher à ce que son travail soit diffusé ? À l’inverse, quel auteur veut lâcher son credo ? C’est subtil, et l’acceptabilité du compromis est toujours une question de personne, de moment, et de circonstances. Ne pas tenir compte du contexte socio-économique dans lequel on évolue serait une sorte de faute professionnelle pour rester dans la thématique de la question précédente… pour autant je crois qu’on ne peut pas se dispenser d’être nous-même quand on écrit. Le fil qu’on suit est ténu, si on le lâche on risque de se perdre, ce qui serait un autre genre de faute professionnelle, à l’inverse de la première. On navigue entre les deux. L’important à mes yeux est de ne pas tricher sur l’engagement et la sincérité qu’on met dans son travail… après en toute bonne foi on n’est jamais à l’abri de se tromper et de faire des erreurs. Ou d’être déçu par nos partenaires parce qu’on ne travaille pas seul et qu’on ne maîtrise pas toute la chaîne.

 

Vous avez un engagement civique assez fort dans votre travail d’auteur avec des projets en lien avec le milieu carcéral ou le milieu hospitalier. Pouvez-vous nous en parler et nous dire ce que cela vous apporte dans votre rapport à l’écriture et à l’autre ?

C’est une façon de rester les yeux ouverts, d’aller voir le monde, d’écouter et d’observer. C’est aussi dû à une croyance profonde, que je partage avec la plupart des partenaires avec lesquels je travaille, que l’art n’est pas dissocié de la société, qu’il ne doit pas se protéger du monde, qu’il n’est jamais si riche que là où on ne l’attend pas. Qu’il apporte de la beauté et fait du bien. Enfin, je crois profondément que l’expression de soi n’est pas qu’une question d’orgueil, mais aussi une école de tolérance, d’ouverture d’esprit. Il s’agit de se dévoiler… Je crois que beaucoup des aigreurs qui pourrissent actuellement notre climat viennent de ce que la plupart des gens se replient, ne s’aiment pas, pas entre eux et déjà pas eux-mêmes. Alors amener un œil décalé, de la légèreté, de la profondeur, de la sincérité, dans les lieux difficiles ; se mettre au service de personnes, les aider à trouver le moyen de s’exprimer, d’exister, les aider à dire qu’ils sont capables, valables, intéressants, touchants, qu’il y a de la beauté en eux, les aider à regarder l’autre dans une fragilité égale… en plus de nourrir mon travail, à petite échelle c’est mon militantisme à moi.

Selon vous, est-ce que cet engagement peut être une réponse possible aux questions d’écologie du livre ? Si oui, l’auteur a-t-il d’autres possibilités pour travailler à un écosystème du livre plus social, plus solidaire et plus durable ? Lesquelles ?

Je ne sais pas si c’est une réponse écologique possible… en tout cas c’est vrai que ça se pratique dans un rapport direct du producteur au consomm’acteur ! Mais le lien de proximité n’est pas obligatoire : au contraire, il est même important de bouger ! Tout le monde a besoin de découvertes. Je crois que la question de l’écologie se pose d’une manière particulière pour le livre, disons plus généralement pour l’art et la culture. Je partage les constats actuels : oui il faut changer bon nombre de processus, repenser les systèmes industriels, celui du livre y compris, penser circuit court… Toutefois il me semble qu’il faut prendre une attention particulière, dans ces changements, à préserver la circulation des idées. Dans l’urgence on a parfois tendance à jeter le bébé avec l’eau du bain, or les œuvres sont des « produits » particuliers : il est ridicule de faire traverser le monde à des pantalons ou des légumes, auquel le voyage n’apporte rien ; les œuvres, elles, sont uniques, les idées et les pensées qu’elles véhiculent également. En fait, pour moi la question écologique est d’abord humaniste, il faut sauver non pas « la planète » en tant que concept idéalisé, mais nos conditions de vie dessus, ainsi que celles de nos descendants. Aussi, s’il est primordial d’agir pour inverser l’éco-destruction, il me semble tout aussi primordial de maintenir la porosité des frontières, l’interconnaissance, et toutes les richesses culturelles qui passent notamment par la circulation des livres et des auteurs. Pour l’écosystème du livre, il y a manifestement surproduction, mais il y a aussi une biblio-diversité à préserver, qui permet l’existence des petits, des indépendants. Il n’y a pas de réponse simple…

Sur la question écologique, il me semble par ailleurs que les auteurs doivent être des acteurs importants pour lutter contre une forme de pollution dont on ne pointe pas assez les dégâts : celle du discours, de la pensée et de l’imagination, qui sont aussi des éléments constitutifs de notre environnement, et de son devenir. La proéminence de la publicité sur notre paysage sonore et visuel, la crise existentielle de l’humour, ou de l’argumentation politique, entre autres, doivent nous préoccuper : il y a là aussi une menace, qui prépare d’autres formes de tempêtes tout aussi désastreuses. Il faut s’occuper des deux questions, qui se rejoignent d’ailleurs en bien des points.

 

Dans votre travail vous êtes souvent amené à porter un regard sur un territoire. Qu’en retirez-vous vis-à-vis du rapport à l’autre ? Qu’avez-vous la sensation de leur apporter en retour ?

J’essaie d’apporter de l’envie, et de partager un peu la chaleur de ma flamme. Mon expérience m’a permis de me rendre compte que j’ai finalement plus appris en donnant des cours qu’en en prenant : dans le rapport à l’autre, je crois que j’ai plus reçu que je n’ai donné. Sur la question du territoire, disons qu’il est un lien facile avec les inconnus, qu’il se partage entre personnes très dissemblables. C’est ce qui me lie avec les gens que je rencontre chez moi, c’est ce que partagent entre eux les gens d’ailleurs et qui me dépayse. Chaque territoire a sa culture, et ce lien humain fonde une communauté. C’est assez magique cette façon dont l’environnement, l’histoire des lieux, s’impriment en nous. Je suis pourtant prudent avec cette question : rien n’est pire à mes yeux que la comparaison d’un territoire avec un autre, que le chauvinisme, embryon de la xénophobie. Un territoire c’est une façon de se reconnaître… une parmi tant d’autres, et ce n’est pas une notion purement géographique : le territoire existe aussi au niveau culturel, certaines personnes du bout du monde avec qui je partage des envies et des passions me ressemblent plus que nombres de mes voisins.

 

Pouvez-vous nous présenter votre structure Polygraphe ?

Elle est intégrée à une coopérative d’activité et d’emploi, Créacoop14, basée sur Hérouville-Saint-Clair. C’est un cadre juridique, inscrit dans l’économie sociale et solidaire, qui me donne accès au statut d’entrepreneur-salarié et me permet, en toute légalité et toute liberté, de proposer les activités littéraires pour lesquelles je ne peux pas émettre de notes d’auteur : l’écriture non-destinée à une édition et une commercialisation, le pilotage de projets, ou l’animation sans limite de rencontres, stages et ateliers. J’y développe aussi des propositions originales, des formations à l’écrit professionnel, à l’argumentation et à la dramaturgie d’événements ; ou des Causeries, thématiques et tout terrain, que je donne en milieu scolaire, dans les manifestations littéraires, les bibliothèques, les librairies.

 

En quoi vous permet-elle plus facilement de travailler ?

Très prosaïquement, elle me permet d’éditer des factures de prestations, donc de travailler avec tout le monde, y compris hors du champ des diffuseurs et lieux culturels. Elle me permet de transformer des recettes en salaires, de cotiser aux contributions sociales qui font fonctionner notre pays et de m’ouvrir des droits en retour. L’accompagnement administratif dont je bénéficie me permet aussi de me concentrer sur mon inventivité, en réduisant l’énergie à consacrer aux questions réglementaires et comptables. Au-delà du cadre juridique, c’est aussi un collectif. Pour nous qui sommes des travailleurs souvent solitaires, c’est une ressource importante, qui m’enrichit d’autant plus que j’y côtoie des personnes aux parcours et aux projets extrêmement variés. Enfin, l’existence de Polygraphe est aussi sûrement profitable à mon travail d’auteur, car je suis mon propre employeur et les tâches que je me donne relèvent toutes du travail littéraire, de l’écriture et de la lecture : je joins l’utile à l’utile, et si possible à l’agréable !

 

Propos recueillis par Marion Cazy

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[Questions à…] Nicolas SORel, auteur et polygraphe
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