La fiction littéraire déplie le réel

Alexandre Pouchkine, blessé lors de son duel avec Georges-Charles d’Anthès, agonise dans sa chambre. Derrière le bureau du grand poète russe, sa femme lui écrit.
© Dominique Panchèvre

Mots choisis

« Mais si jouir apporte la joie et l’apaisement, regarder le monde souffrant, sans décider de porter secours et bouleverser ce qui entrave la vie, creuse l’amertume, celle que j’ai vue dans tes yeux comme une lâcheté. Tu as préféré affronter d’Anthès. Ce fut ta façon de cesser de te courber. »

 

« La littérature est le plus grand réservoir de cet acte-là : le retour impossible. » (Anne Dufourmantelle)

La lettre de natalia gontcharova à alexandre pouchkine est un fervent témoignage de liberté : celle de son autrice, Cathie Barreau, qui ne craint pas de donner la plume à l’épouse, dont la beauté était sublime, bien qu’elle fût qualifiée de « coquette », d’un Pouchkine agonisant, génie incontesté de la littérature russe aux mœurs dissolues, dont la liberté d’écrire et de se déplacer fut fortement contrainte par le tsar autocrate.

Cette lettre est une fiction qui démarre sur un fait réel, l’agonie de l’écrivain après qu’il a été mortellement blessé en duel par le baron Georges-Charles d’Anthès, dont la rumeur prétendait qu’il était l’amant de sa femme. Et toute la liberté de Cathie Barreau réside en la parole donnée à l’épouse, s’installant dans le bureau de l’écrivain mythique qui meurt en gémissant de l’autre côté de la cloison. Quand l’écriture mise en abyme prend tout le sens de la poupée russe. C’est là la véritable puissance de la littérature, celle d’un imaginaire proposant le contrepied de la citation d’Anne Dufourmantelle (en exergue dans cette chronique), rendant le retour possible à deux êtres qui ne se seraient jamais réellement rencontrés de leur vivant.

La narratrice parle librement de la sexualité conquérante de son mari ; que ce soit à son égard, ne pensant qu’au seul plaisir du mâle viril, ou vis-à-vis des putains qu’il croit séduire et dont il se moque. Mais qu’aurait cherché Pouchkine, réellement ? Ne serait-ce pas une forme de quête brusque et maladroite de liberté, plus politique sans doute, alors que sa femme, elle, évoquant « l’homme des promenades », regrette, souvent sur le ton du reproche, parfois en pardonnant, de n’avoir su partager avec lui cet érotisme attentionné qui permet à la femme de tendre son désir jusqu’à sa propre jouissance ?

L’asservissement au pouvoir politique, dont Pouchkine fut réellement et durablement victime, sous-tend les propos de cette lettre. En filigrane ou plus ouvertement, la narratrice évoque cette soumission au pouvoir, assortie de l’image de la virilité guerrière : le poète surveillé, censuré, aurait-il compensé cet affront en se comportant comme un soudard avec sa propre femme et les putains des bordels ? Au lecteur de continuer de tirer le fil sorti de la pelote fictionnelle par Cathie Barreau...

Il faut enfin attirer l’attention sur les merveilleuses illustrations de Patricia Cartereau, la maquette très soignée de l’éditeur et la fine postface de Françoise Nicol, « Le parti d’une femme, le parti du vivant », qui propose une coda sans appel : « Cette tentative de retour vers l’autre, sous-tendue par la conscience de son impossibilité, pourrait être une des plus fabuleuses potentialités de la littérature », nous ramenant ainsi à la citation d’Anne Dufourmantelle.

« La littérature est le plus grand réservoir de cet acte-là : le retour impossible. » (Anne Dufourmantelle)
[Chronique] lettre de natalia gontcharova à alexandre pouchkine