Maux croisés

Après L’Île, dystopie sur l’isolement insulaire qui prend davantage de sens dans le contexte de pandémie mondiale, Sigríður Hagalín Björnsdóttir nous revient avec La Lectrice disparue, roman aux multiples facettes paru chez Gaïa en 2020.

Mots choisis

« Socrate ne savait pas lire. Il vivait à l’époque où les Grecs ont cessé de croire à la transmission orale et se sont mis à écrire. Il était opposé à cette pratique, il pensait que la culture sombrerait si les gens se mettaient à lire et à écrire, il craignait que l’être humain ne perde sa mémoire et la clarté de sa pensée. Il n’a jamais écrit quoi que ce soit lui-même, c’est Platon qui a consigné tous les propos que nous tenons de lui. "

Edda, jeune blogueuse islandaise populaire, disparaît sans prévenir trois jours après avoir accouché. Quand la police découvre qu’elle est partie à New York, son frère Einar, pêcheur et sauveteur chevronné, accepte de partir à sa recherche. Voici pour le postulat, qui peut nous faire songer un bref instant à ranger cette œuvre dans la catégorie polar. Mais l’auteure nous fait rapidement mentir ! Entre conte, roman d’initiation, récit de science-fiction, enquête policière et essai philosophique, La Lectrice disparue et sa trame « principale » ne sont que des prétextes pour aborder des thématiques plus larges : liens amicaux et familiaux, rapport au monde et rapport aux mots.

Si Edda et Einar sont sœur et frère, ils ont été élevés par Júlía et Ragnheiður, deux femmes dont le seul point commun jusqu’à leur rencontre était d’avoir été mises en cloque par le même homme. Deux femmes qui ont rangé leurs grandes ambitions après s’être cognées à la vie s’occupent de leurs enfants comme un couple d’amies malgré les cancans que cela suscite. La fille est hyperlexique et flirte avec l’autisme quand le fils est quant à lui dyslexique mais très sociable. Deux enfants exceptionnels qui, eux, aspirent à la normalité – si tant est que l’on puisse la définir – et que chacun cherche à obtenir à sa façon.

Grâce à une écriture parfaitement maîtrisée et à une traduction impeccable d’Éric Boury, Sigríður Björnsdóttir nous emmène entre l’espace et le temps, nous perd pour mieux nous retrouver entre changements de périodes et de narrateurs, dressant le portrait d’une famille atypique « par défaut », où les protagonistes semblent fonctionner par paires, pour se compléter et parvenir à ce que l’on attend d’un individu « fonctionnel ».

Les mots et leur usage, la lecture et la tradition orale, l’évolution des pratiques à l’ère numérique, sont dans La Lectrice disparue autant de couleurs et de nuances pour dépeindre quelque chose de plus grand et de plus flou : la Vie. Dans ce qu’elle a de plus complexe, de plus dur. Dans le rapport au monde et le moi intime. La place que l’on y occupe. La volonté de changer ou de se préserver, mais aussi parfois de s’assumer. Si l’ambition de Sigríður Björnsdóttir était d’esquisser ce grand Tout en utilisant la lecture comme porte d’entrée (position très méta), l’entreprise est parfaitement réussie.

 

Rémy Carras

[Chronique] La Lectrice disparue de Sigríður Hagalín Björnsdóttir