Avec les raboteurs
Les Editions Cahiers du Temps ont fait paraître un livre de Claude Bataille et Dominique Bussillet consacré au tableau de Caillebotte : Raboteurs de parquet. Amoureux de l’art et passionnés d’histoire, les auteurs savent faire revivre l’aventure de cette toile, et faire sentir la réalité vécue par les personnages des raboteurs, éternisés par le peintre.
Le nom de Gustave Caillebotte est immédiatement associé au plus célèbre de ses tableaux, intitulé Raboteurs de parquet, que le peintre signa en 1875. Ce tableau illustre n’a pas connu grand succès au moment où il a été exposé pour la première fois : c’est l’écart entre le rejet initial et l’acclamation actuelle que racontent, entre autres révélations, Claude Bataille et Dominique Bussillet dans le très agréable petit livre que publient « Les Cahiers du Temps » intitulé, précisément, Caillebotte et les raboteurs.
Que nous montre ce tableau ? À l’évidence, répondra le spectateur pressé, un trio d’hommes, des ouvriers, d’hier voire d’avant hier, qui sont à l’ouvrage, celui de raboter un parquet dans un appartement.
Claude Bataille et Dominique Bussillet, en près de quatre-vingts pages passionnantes, se sont mis en devoir de nous faire traverser le miroir des évidences, et de nous inviter à une véritable exploration du tableau : que décrit le peintre ? qui sont ces artisans ? quelle est la vraie nature de leur occupation ? Les critiques font un travail patient et indispensable : celui de nous révéler ce que dit le tableau. Révéler qui signifie, étymologiquement, enlever le voile.
Chacun découvrira, à la lecture de ce livre, les dessous du tableau, son histoire et ses aventures, son épaisseur sociologique, sa dimension humaine, sa profondeur, surtout. Que sont et que font ces trois hommes, si semblables et pourtant différents ? quel espace imaginaire la fenêtre lumineuse ouvre-t-elle ? que lire dans la présence de cette bouteille unique, au goulot bien curieux ? Lecteurs d’Henry James, fins limiers de l’analyse des signes, nos auteurs n’ignorent rien du fait qu’il existe, sous la surface lisse des apparences, « une image dans le tapis ».
Le titre de l’ouvrage, dans sa simplicité première, indique subtilement que quelque chose se joue et se noue entre le peintre (travailleur de la toile) et ses personnages (les travailleurs du bois) : quel étrange et intime lien s’est tissé entre Caillebotte et les (ses) raboteurs ? En utilisant avec profit la notion de « style indirect libre », les auteurs font comprendre la tension fine entre l’implication et la distance : le peintre est spectateur, mais un spectateur engagé, impliqué, une manière de spectateur, si on osait le néologisme, qui donne au tableau tout son charme.
Ce livre constitue une manière de guide de voyage au pays d’un tableau : sans commentaires inutiles, sans vaine effusion, mais au contraire avec une vraie sympathie pour l’œuvre, une connaissance aiguë de la peinture et du sujet, Claude Bataille et Dominique Bussillet font vivre pour nous la critique la plus précieuse qui soit : la critique d’accompagnement.
Mots choisis
« Revenons sur cette bouteille dont je soulignais le goulot étrangement conformé. L’objet originel avait-il un défaut de fabrication ? L’observation d’une photographie numérisée et agrandie de l’œuvre me permet un double constat. D’une part, le goulot en lui-même est droit, mais la peinture des reflets trompe et participe à un sentiment de déviation. D’autre part, la tête du goulot déborde légèrement sur la droite, du fait d’une ombre marquée d’un coup de pinceau peut-être trop chargé. L’ensemble des effets de lumière et de cette tête de goulot un peu débordante donne à l’observation du tableau en réel ce sentiment que quelque chose est bizarre dans cette bouteille. Qu’importe ce détail me direz-vous, je suis plutôt d’accord. Mais alors pourquoi, étonnamment au même endroit, cette perspective étrange du socle de la cheminée ? »
(page 47)
Frank Lanot