Sandra Lucbert, accueillie en résidence à la Villa La Brugère, du 1er mars au 13 mai 2020, soit en pleine période de confinement, nous livre son ressenti et comment sa résidence lui a permis de mener à bien son projet.
Sandra, autrice de deux ouvrages Mobiles, publié chez Flammarion, en 2013, et La Toile, publié chez Gallimard en 2017, a souhaité orienter son projet, réalisé en résidence, sur un sujet très actuel : la macro-économie.
Son roman sera une combinaison entre deux mondes qui s’affrontent et se nourrissent : l’économie et la politique.
Le pari de Sandra est de rendre compte par la littérature comment s’articulent la BCE, la CE, Bercy, le fonctionnement des marchés financiers déréglementés et l’ensemble des secteurs publics qui enregistrent l’impact de tous ces mécanismes économiques combinés.
En résidence avec le philosophe Frédéric Lordon, elle discute et affine ce sujet, assez opaque vu de l’extérieur, jusqu’à le rendre accessible par la littérature. Elle nous indiquera vouloir « mettre en littérature non pas des destins ou des relations individuelles dans le capitalisme mais l’effet sur les individus des structures du capitalisme ».
Confinée en résidence, elle travaille, avec l’aide de Frédéric Lordon, sur la thèse du capitalisme néolibéral comme « régime de pulsionnalité » en s’intéressant de près aux fonctionnements structurels du capitalisme contemporain et à leurs attendus conceptuels.
Est-ce qu'il s'agissait de votre première résidence ?
Non, c’est la troisième fois que je suis en résidence, mais je n’en ai jamais connu de telle : car le confinement a été décidé pendant mon séjour et s’est presque exactement superposé aux deux mois que j’ai passé à la Villa La Brugère.
Pourquoi avoir choisi ce lieu de résidence ?
J’y avais été invitée pour une rencontre sur le renouvellement des formes narratives, un an auparavant, et tant au plan de la qualité exceptionnelle de la discussion animée par la responsable de la villa, Marie-Thérèse Champesmes, qu’au plan de l’incroyable qualité du lieu, qui m’a profondément bouleversée, j’ai tout de suite souhaiter y revenir.
Qu'est-ce que vous appréciez le plus dans le fait d'être en résidence ?
Nous vivons dans des temps où les conditions de possibilité matérielles de l’écriture sont de plus en plus rares : elles ont presque disparu des esprits. L’écriture veut du temps, du silence, de la concentration, elle ne peut se déployer autrement. Ce que j’aime dans le genre de résidence (rare) que j’ai vécue à La Brugère, c’est qu’on prend au sérieux la littérature. On nous en donne les conditions : isolement et travail prolongé, sans nous solliciter pour des animations qui n’ont rien à voir avec la réalité de notre travail : très souterraine.
Comment votre résidence vous a aidé dans votre projet d’écriture ?
Les sujets sur lesquels je travaille sont très techniques (en ce moment, la macro économie) : être plongée dedans fait partie des conditions sine qua non pour en donner une forme littéraire. Il se trouve que j’ai été doublement plongée dedans, car le confinement avait des causes : la politique d’austérité, sur lesquelles portait précisément mon travail ! Confinée dans mon sujet, pour ainsi dire, j’y ai incroyablement avancé, grâce au soutien psychologique qu’était pour moi la présence de la Manche, la beauté des lieux et ce que la villa dégage de protecteur.
J’ai beaucoup écrit de textes d’intervention, dans Ballast, dans Le Monde Diplomatique et dans Lundi matin, et par ailleurs commencé deux projets parallèles, correspondant aux deux lignes littéraires que j’explore sur toutes ces questions économiques : l’éclairage de mécanismes économiques par des œuvres littéraires, d’une part, et des monologues en vers libres des acteurs de cette vie économique. Ces deux voies sont présentes dans le livre que j’ai fait à partir du procès France Télécom, qui sort à la rentrée prochaine au Seuil chez Fiction et compagnie. Or les contraintes du confinement– de même, j’y insiste, que ce lieu que constitue la villa, lieu où me rassembler, rester au nerf du sujet - ont vraiment porté l’écriture.
Aviez-vous des appréhensions/ des doutes sur votre projet qui ont pu être résolus pendant cette période ?
Absolument. J’ai fait à la villa une série d’interventions ayant pour propriété de synthétiser tous les problèmes que rencontre de toute façon ma démarche littéraire : comment faire de la littérature avec de la technique économique ?
Tout ce que j’y ai fait repose sur l’éclairage particulier apporté par la littérature sur cette langue automatique de la macro économie qui a balayé le conflit politique pour tourner en rond toute seule.
Dans une période où les gens, confinés, étaient désireux de choses à lire qui leur apportent une compréhension du monde autant qu’un enrichissement imaginaire. Sans le savoir, je travaillais dans le sens de leurs attentes : la question de l’austérité est au coeur des débats, et je proposais de l’approcher d’une manière vraiment différente, à fort potentiel heuristique. Je me suis rendue compte avec étonnement du succès de ces textes, recevant des mails de gens parfaitement inconnus de moi, qui me posaient des questions, développaient à partir des épisodes etc. Je continue cette démarche sous forme de podcasts, et j’ai à présent le sentiment vraiment gratifiant de faire un objet littéraire singulier, qui apporte politiquement et esthétiquement à de nombreuses personnes. Ma démarche d’ensemble s’en trouve encouragée.
Dans le cadre de votre résidence, quelles sont les rencontres qui vous ont marquées ?
Confinement oblige, les rencontres n’ont pu avoir lieu encore. Sauf si on inclut les échanges par mail que j’ai eu avec des personnes de tous horizons à propos des textes et podcasts écrits pendant ce temps.
Pourriez-vous décrire un moment fort de votre résidence ?
Il y en a eu beaucoup. Ces fois où la forme des textes m’est venue, après de longues journées de travail préparatoire (ingrat, il faut le dire ; il n’est pas toujours drôle de devoir comprendre les opérations de la BCE) : ce sont des moments de liesse exceptionnelle que ceux-là.
Quelle suite pour votre projet d’écriture ?
Je l’ai dit plus haut : deux commencements de livres possibles, avec la difficulté de choisir lequel mener à bien en premier.
Propos recueillis par Alice Ginsberg
Sur le site de la Villa La Brugère, découvrez deux textes écrits par Sandra Lucbert pendant sa résidence.
Ce projet a bénéficié du soutien de la Drac de Normandie et de la Région Normandie, au titre du FADEL Normandie.
Dévouvrir les podcasts de son feuilleton sur la dette publique
Découvrir son intervention sur lundimatin
Le 17 février 2020 dans le cadres des lundisoir, Sandra Lucbert venait discuter de son article Procès France Télécom : Quelle forme peut prendre une guerre ? au théâtre de l’Échangeur de Bagnolet.
Voir la captation vidéo de la présentation et de la discussion qui s’en est suivie.
Le livre dont il est question dans ces dernières interventions (sur le procès de France Télécom) sort le 20 août 2020 chez Fiction et Compagnie.